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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome II.djvu/218

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LA FEMME DU DOCTEUR.

périence de dix années afin de pouvoir croire à la sorcellerie de ses yeux noirs. Moi qui ai passé ma vie à Londres, à Paris, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, j’avais passé l’éponge sur tous les mauvais souvenirs de ma mémoire, afin de pouvoir écrire mon nom sur des pages immaculées ; et maintenant je suis furieux après elle, — après elle, pauvre créature faible, qui ne fait qu’être fidèle à sa nature, quand elle se montre vile et fausse. Je suis furieux après elle, comme si elle était responsable, et qu’elle pût être autre chose que ce qu’elle est. Et cependant il y a d’honnêtes femmes au monde, — pensait-il tristement. — Ma mère était honnête. J’ai pensé quelquefois à ce qui aurait pu arriver si je l’avais connue du vivant de ma mère. Je me suis même représenté mentalement ces deux femmes heureuses ensemble et s’aimant réciproquement. Dieu me pardonne ! Et après tout son joli bavardage sur le platonisme et la poésie, elle me trahit pour courir une basse intrigue et donner des rendez-vous dans un cabaret.

Dans toute sa colère contre la femme du médecin, nulle pensée du tort bien plus grand que celle-ci faisait à son mari n’entra dans l’esprit de Lansdell. C’était lui, Roland, qui était trahi ; c’était lui dont l’amour était outragé, dont l’orgueil était traîné dans la poussière. L’idée qu’il y avait un homme, couché et gravement malade à Graybridge, qui devait sentir à plus juste titre la trahison d’Isabel et s’en venger sur le misérable inconnu, pour l’amour duquel elle était avilie et coupable, ne vint pas un instant à ce jeune homme furieux. Depuis longtemps déjà il avait contracté l’habitude d’oublier l’existence de Gilbert ; il avait résolûment chassé de son esprit l’image du mé-