des créatures si faibles et si changeantes, même dans les meilleurs de nous, qu’il est possible que cet homme qui aimait tendrement Roland, ne fut pas très-fâché de voir l’indifférence d’Isabel pour son défunt mari. Il revint vers le fauteuil voisin du sien et s’assit de nouveau à côté d’elle. Il commença à parler d’une voix basse et émue ; mais il tint ses yeux baissés, et dans la demi-obscurité Isabel ne pouvait voir l’expression de sa physionomie.
— Isabel, — commença-t-il très-gravement, — je vous disais il y a un instant que la vie a parfois de cruelles nécessités… que n’expliquent aucune doctrine de compensation, aucun des codes de philosophie que l’homme a imaginés pour son propre bonheur, et qu’on ne peut comprendre vaguement que par une théorie sublime, que quelques-uns d’entre nous ne sont pas assez forts pour saisir et conserver. Ah ! quels misérables vaisseaux battus par les orages nous sommes sans cette boussole ! J’ai éprouvé un grand et amer chagrin depuis vingt-quatre heures, Isabel ; un chagrin qui m’a frappé plus soudainement que la mort de votre mari n’a pu vous atteindre.
— Cela me fait bien de la peine pour vous, — répondit Isabel d’un ton rêveur ; — la vie est pleine de douleurs, je crois. On dirait que personne n’a jamais été véritablement heureux.
Elle pensait à sa propre existence, si longue déjà, bien qu’elle eût à peine passé vingt ans ; elle pensait à toutes les petites souffrances sordides de son enfance, — aux huissiers, aux contributions, aux créanciers furieux, — à la grande douleur du déshonneur de son père ; à la triste monotonie de sa vie de femme mariée ; au départ soudain de Roland, et à