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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome II.djvu/59

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LA FEMME DU DOCTEUR

qui a pris possession d’un bijou précieux aussi ignorant de sa valeur, aussi impuissant à l’apprécier que le soldat qui arrache, pour en faire un havre-sac, une toile de Raphaël de quelque autel sacré d’une cathédrale mise au pillage ; si je trouve un pourceau foulant des perles sous ses pieds impitoyables… faut-il laisser la pierre précieuse à jamais dans son étable, dans la crainte ridicule de blesser les sentiments de l’animal en lui retirant ce trésor dont il ignore la valeur ?

— D’autres que vous ont raisonné comme vous le faites aujourd’hui, Roland, — répondit Raymond.

Il n’était nullement en colère. Il avait fait de la nature, de la folie et de la fragilité humaines l’étude spéciale de ses vingt dernières années et il se montrait aussi tendre et aussi apitoyé pour les maladies de l’esprit qu’un grand médecin peut l’être pour les souffrances du corps. N’avait-il pas disséqué l’esprit et n’avait-il pas découvert qu’il est sujet à des désordres aussi nombreux et aussi compliqués que ceux qui assiègent l’étonnant assemblage de chair, de sang et d’os dans lequel il possède une mystérieuse retraite ?

— D’autres que vous ont raisonné comme vous le faites aujourd’hui, Roland ; mais ils n’en ont pas moins attiré les chagrins, la honte, les angoisses et les remords sur eux-mêmes et sur les victimes de leur crime. Rousseau n’a-t-il pas dit que le premier homme qui entoura d’une barrière un champ quelconque et dit : « Ceci est à moi ! » fut l’ennemi de l’espèce humaine ? Vous autres jeunes philosophes du jour, vous retournez l’argument dans un autre sens et vous êtes prêts à déclarer que l’homme qui épouse une jolie femme devient l’ennemi des hommes voués