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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome IV, Partie 1.djvu/125

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en avoir pénétré la substance. Le célèbre géomètre Euler, et plusieurs autres[1], voulant expliquer mécaniquement les phénomènes magnétiques, ont adopté l’hypothèse de Descartes, qui suppose dans la substance de l’aimant des conduits et des pores si étroits, qu’ils ne sont perméables qu’à cette matière magnétique, selon eux plus subtile que toute autre matière subtile ; et, selon eux encore, ces pores de l’aimant et du fer sont garnis de petites soupapes, de filets ou de poils mobiles, qui tantôt obéissent et tantôt s’opposent au courant de cette matière si subtile. Ils se sont efforcés de faire cadrer les phénomènes du magnétisme avec ces suppositions peu naturelles et plus que précaires, sans faire attention que leur opinion n’est fondée que sur la fausse idée qu’il est possible d’expliquer mécaniquement tous les effets des forces de la nature. Euler a même cru pouvoir démontrer la cause de l’attraction universelle par l’action du même fluide, qui, selon lui, produit le magnétisme. Cette prétention, quoique vaine et mal conçue, n’a pas laissé de prévaloir dans l’esprit de quelques physiciens ; et cependant, si l’on considère sans préjugé la nature et ses effets, et si l’on réfléchit sur les forces d’attraction et d’impulsion qui l’animent, on reconnaîtra que leurs causes ne peuvent ni s’expliquer, ni même se concevoir par cette mécanique matérielle, qui n’admet que ce qui tombe sous nos sens et rejette, en quelque sorte, ce qui n’est aperçu que par l’esprit ; et de fait, l’action de la pesanteur ou de l’attraction peut-elle se rapporter à des effets mécaniques, et s’expliquer par des causes secondaires, puisque cette attraction est une force générale, une propriété primitive et un attribut essentiel de toute matière[NdÉ 1] ? Ne suffit-il pas de savoir que toute matière s’attire, et que cette force s’exerce non seulement dans toutes les parties de la masse du globe terrestre, mais s’étend même depuis le soleil jusqu’aux corps les plus éloignés dans notre univers, pour être convaincu que la cause de cette attraction ne peut nous être connue, puisque, son effet étant universel et s’exerçant généralement dans toute matière, cette cause ne nous offre aucune différence, aucun point de comparaison, ni, par conséquent, aucun indice de connaissance, aucun moyen d’explication ? En se souvenant donc que nous ne pouvons rien juger que par comparaison, nous verrons clairement qu’il est non seulement vain, mais absurde de vouloir rechercher et expliquer la cause d’un effet général et commun à toute matière, tel que l’attraction universelle, et qu’on doit se borner à regarder cet effet général comme une vraie cause à laquelle on doit rapporter les autres forces, en comparant leurs différents effets ; et si nous comparons l’attraction magnétique à l’attraction universelle, nous verrons qu’elles diffèrent très essentiellement. L’aimant est, comme toute autre matière, sujet aux lois de l’attraction générale, et en même temps, il semble posséder une force attractive particulière et qui ne s’exerce que sur le fer ou sur un autre aimant ; or, nous avons démontré que cette force, qui nous paraît attractive, n’est dans le réel qu’une force impulsive, dont la cause et les effets sont tout différents de ceux de l’attraction universelle.

  1. Je voudrais excepter de ce nombre Daniel Bernoulli, homme d’un esprit excellent : « Je me sens, dit-il, de la répugnance à croire que la nature ait formé cette matière cannelée, et ces conduits magnétiques qui ont été imaginés par quelques physiciens, uniquement pour nous donner le spectacle des différents jeux de l’aimant… » Néanmoins ce grand mathématicien rapporte comme les autres à des causes mécaniques les effets de l’aimant ; ses hypothèses sont seulement plus générales et moins multipliées. (Voyez les Pièces qui ont remporté le prix de l’Académie des sciences, année 1746.)
  1. Buffon applique ici à l’attraction, c’est-à-dire au mouvement, la caractéristique qui lui convient quand il l’appelle « une propriété primitive et un attribut essentiel de toute matière ». Il montre aussi, par ces expressions mises à la suite du mot « force générale », que dans son esprit la force, inséparable de la matière, n’est qu’ « une propriété », « un attribut » de la matière.