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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/234

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le poids moyen d’une autruche vivante et médiocrement grasse à soixante et quinze ou quatre-vingts livres : or quelle force ne faudrait-il pas dans les ailes et dans les muscles moteurs de ces ailes, pour soulever et soutenir au milieu des airs une masse aussi pesante ! Les forces de la nature paraissent infinies lorsqu’on la contemple en gros et d’une vue générale ; mais lorsqu’on la considère de près et en détail, on trouve que tout est limité ; et c’est à bien saisir les limites que s’est prescrites la nature par sagesse, et non par impuissance[NdÉ 1], que consiste la bonne méthode d’étudier et ses ouvrages et ses opérations. Ici un poids de soixante et quinze livres est supérieur par sa seule résistance à tous les moyens que la nature sait employer pour élever et faire voguer dans le fluide de l’atmosphère des corps dont la gravité spécifique est un millier de fois plus grande que celle de ce fluide ; et c’est par cette raison qu’aucun des oiseaux dont la masse approche de celle de l’autruche, tels que le touyou, le casoar, le dronte, n’on ni ne peuvent avoir la faculté de voler ; il est vrai que la pesanteur n’est pas le seul obstacle qui s’y oppose ; la force des muscles pectoraux, la grandeur des ailes, leur situation avantageuse, la fermeté de leurs pennes[1], etc., seraient ici des conditions d’autant plus nécessaires, que la résistance à vaincre est plus grande : or toutes ces conditions leur manquent absolument ; car pour me renfermer dans ce qui regarde l’autruche, cet oiseau, à vrai dire, n’a point d’ailes, puisque les plumes qui sortent de ses ailerons sont toutes effilées, décomposées, et que leurs barbes sont de longues soies détachées les unes des autres, et ne peuvent faire corps ensemble pour frapper l’air avec avantage, ce qui est la principale fonction des pennes de l’aile ; celles de la queue sont aussi de la même structure, et ne peuvent par conséquent opposer à l’air une résistance convenable ; elles ne sont pas même disposées pour pouvoir gouverner le vol en s’étalant ou se resserrant à propos, et en prenant différentes inclinaisons ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est que toutes les plumes qui recouvrent le corps sont encore faites de même ; l’autruche n’a pas, comme la plupart des autres oiseaux, des plumes de plusieurs sortes, les unes lanugineuses et duvetées, qui sont immédiatement sur la peau, les autres d’une consistance plus ferme et plus serrée qui recouvrent les premières, et d’autres encore plus longues qui servent au mouvement, et répondent à ce qu’on appelle les œuvres vives dans un vaisseau : toutes les plumes de l’autruche sont de la même espèce, toutes ont pour barbes des filets détachés, sans

  1. J’appelle et dans la suite j’appellerai toujours ainsi les grandes plumes de l’aile et de la queue qui servent, soit à l’action du vol, soit à sa direction, me conformant en cela à l’analogie de la langue latine et à l’usage des écrivains des bons siècles, lesquels n’ont jamais employé le mot penna dans un autre sens. Rapidis secat pennis. Virgil.
  1. Il est facile de voir que Buffon n’emploie ici le mot nature que dans un sens figuré. La « sagesse » de la nature c’est, en réalité, l’avantage qui découle pour un animal de la possession de tel ou tel caractère.