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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/260

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prouve que ces animaux, sans être absolument farouches, sont néanmoins d’une nature rétive, et que si on peut les apprivoiser jusqu’à se laisser mener en troupeaux, revenir au bercail et même à souffrir qu’on les monte, il est difficile et peut-être impossible de les réduire à obéir à la main du cavalier, à sentir ses demandes, comprendre ses volontés et s’y soumettre : nous voyons, par la relation même de M. Adanson, que l’autruche de Podor ne s’éloigna pas beaucoup, mais qu’elle fit plusieurs fois le tour de la bourgade, et qu’on ne put l’arrêter en lui barrant le passage ; docile à un certain point par stupidité, elle paraît intraitable par son naturel ; et il faut bien que cela soit puisque l’Arabe, qui a dompté le cheval et subjugué le chameau, n’a pu encore maîtriser entièrement l’autruche : cependant jusque-là on ne pourra tirer parti de sa vitesse et de sa force, car la force d’un domestique indocile se tourne presque toujours contre son maître[NdÉ 1].

Au reste, quoique les autruches courent plus vite que le cheval, c’est cependant avec le cheval qu’on les court et qu’on les prend, mais on voit bien qu’il y faut un peu d’industrie ; celle des Arabes consiste à les suivre à vue, sans les trop presser, et surtout à les inquiéter assez pour les empêcher de prendre de la nourriture, mais point assez pour les déterminer à s’échapper par une fuite prompte ; cela est d’autant plus facile qu’elles ne vont guère sur une ligne droite, et qu’elles décrivent presque toujours dans leur course un cercle plus ou moins étendu ; les Arabes peuvent donc diriger leur marche sur un cercle concentrique intérieur, par conséquent plus étroit, et les suivre toujours à une juste distance en faisant beaucoup moins de chemin qu’elles ; lorsqu’ils les ont ainsi fatiguées et affamées pendant un ou deux jours, ils prennent leur moment, fondent sur elles au grand galop en les menant contre le vent autant qu’il est possible[1], et les tuent à coups de bâton pour que leur sang ne gâte point le beau blanc de leurs plumes. On dit que, lorsqu’elles se sentent forcées et hors d’état d’échapper aux chasseurs, elles cachent leur tête et croient qu’on ne les voit plus[2] ; mais il pourrait se faire

    l’arrêter autrement qu’en lui barrant le passage… Pour essayer la force de ces animaux, je fis monter un nègre de taille sur la plus petite, et deux autres sur la plus grosse : cette charge ne parut pas disproportionnée à leur vigueur ; d’abord elles trottèrent un petit galop des plus serrés ; ensuite, lorsqu’on les eut un peu excitées, elles étendirent leurs ailes comme pour prendre le vent, et s’abandonnèrent à une telle vitesse, qu’elles semblaient perdre terre… Je suis persuadé qu’elles auraient laissé bien loin derrière elles les plus fiers chevaux anglais… Il est vrai qu’elles ne fourniraient pas une course aussi longue qu’eux ; mais à coup sûr elles pourraient l’exécuter plus promptement. J’ai été plusieurs fois témoin de ce spectacle, qui doit donner une idée de la force prodigieuse de l’autruche, et faire connaître de quel lisage elle pourrait être si on trouvait moyen de la maîtriser et de l’instruire comme on dresse un cheval. » Voyage au Sénégal, p. 48.

  1. Klein, Hist. Avium, p. 16. — Histoire générale des Voyages, t. II, p. 632.
  2. Pline, lib. x, cap. i. — Kolbe, Description du cap de Bonne-Espérance, etc.
  1. Depuis quelques années on élève, au Cap et en Algérie, des autruches, dans le but de recueillir leurs plumes.