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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/324

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venu lui cède le champ de bataille ; le désir de jouir, toujours trop violent, le porte non seulement à écarter tout rival, mais même tout obstacle innocent ; il bat et tue quelquefois les poussins pour jouir plus à son aise de la mère ; mais ce seul désir est-il la cause de sa fureur jalouse ? Au milieu d’un sérail nombreux et avec toutes les ressources qu’il sait se faire, comment pourrait-il craindre le besoin ou la disette ? Quelque véhéments que soient ses appétits, il semble craindre encore plus le partage qu’il ne désire la jouissance : et comme il peut beaucoup, sa jalousie est au moins plus excusable et mieux sentie que celle des autres sultans : d’ailleurs, il a, comme eux, une poule favorite qu’il cherche de préférence, et à laquelle il revient presque aussi souvent qu’il va vers les autres.

Et ce qui paraît prouver que sa jalousie ne laisse pas d’être une passion réfléchie, quoiqu’elle ne porte pas contre l’objet de ses amours, c’est que plusieurs coqs dans une basse-cour ne cessent de se battre, au lieu qu’ils ne battent jamais les chapons, à moins que ceux-ci ne prennent l’habitude de suivre quelque poule.

Les hommes, qui tirent parti de tout pour leur amusement, ont bien su mettre en œuvre cette antipathie invincible que la nature a établie entre un coq et un coq ; ils ont cultivé cette haine innée avec tant d’art, que les combats de deux oiseaux de basse-cour sont devenus des spectacles dignes d’intéresser la curiosité des peuples, même des peuples polis, et en même temps des moyens de développer ou entretenir dans les âmes cette précieuse férocité qui est, dit-on, le germe de l’héroïsme ; on a vu, on voit encore tous les jours, dans plus d’une contrée, des hommes de tous états accourir en foule à ces grotesques tournois, se diviser en deux partis, chacun de ces partis s’échauffer pour son combattant, joindre la fureur des gageures les plus outrées à l’intérêt d’un si beau spectacle, et le dernier coup de bec de l’oiseau vainqueur renverser la fortune de plusieurs familles : c’était autrefois la folie des Rhodiens, des Tangriens, de ceux de Pergame[1] ; c’est aujourd’hui celle des Chinois[2], des habitants des Philippines, de Java, de l’isthme de l’Amérique et de quelques autres nations des deux continents[3].

Au reste, les coqs ne sont pas les seuls oiseaux dont on ait ainsi abusé : les Athéniens, qui avaient un jour dans l’année[4] consacré à ces combats

  1. Pline, Hist. nat., lib. x, cap. xxi.
  2. Gemelli Careri, t. V, p. 36, Anciennes relations des Indes et de la Chine. Traduction de l’arabe, p. 105.
  3. Navarete, Description de la Chine, p. 40.
  4. Thémistocle, allant combattre les Perses et voyant que ses soldats montraient peu d’ardeur, leur fit remarquer l’acharnement avec lequel des coqs se battaient : « Voyez, leur dit-il, le courage indomptable de ces animaux ; cependant ils n’ont d’autre motif que le désir de vaincre ; et vous, qui combattez pour vos foyers, pour les tombeaux de vos pères, pour la liberté… » Ce peu de mots ranima le courage de l’armée, et Thémistocle remporta la victoire. Ce fut en mémoire de cet événement que les Athéniens instituèrent une espèce de fête qui se célébrait par des combats de coqs. Voyez Élien, De variâ Historiâ, lib. ii.