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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/545

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nombreux produit et de leur pleine fécondité. Dans ceux-ci, aucun ne remonte à l’état de nature, aucun même ne s’élève à celui de liberté : ils ne quittent jamais les alentours de leur volière ; il faut les y nourrir en tout temps ; la faim la plus pressante ne les détermine pas à aller chercher ailleurs ; ils se laissent mourir d’inanition plutôt que de quêter leur subsistance, accoutumés à la recevoir de la main de l’homme ou à la trouver toute préparée toujours dans le même lieu ; ils ne savent vivre que pour manger, et n’ont aucunes des ressources, aucuns des petits talents que le besoin inspire à tous les animaux. On peut donc regarder cette dernière classe dans l’ordre des pigeons comme absolument domestique, captive sans retour, entièrement dépendante de l’homme ; et comme il a créé tout ce qui dépend de lui, on ne peut douter qu’il ne soit l’auteur de toutes ces races esclaves d’autant plus perfectionnées pour nous qu’elles sont plus dégénérées, plus viciées pour la nature.

Supposant une fois nos colombiers établis et peuplés, ce qui était le premier point et le plus difficile à remplir pour obtenir quelque empire sur une espèce aussi fugitive, aussi volage, on se sera bientôt aperçu que, dans le grand nombre de jeunes pigeons que ces établissements nous produisent à chaque saison, il s’en trouve quelques-uns qui varient pour la grandeur, la forme et les couleurs. On aura donc choisi les plus gros, les plus singuliers, les plus beaux ; on les aura séparés de la troupe commune pour les élever à part avec des soins plus assidus et dans une captivité plus étroite ; les descendants de ces esclaves choisis auront encore présenté de nouvelles variétés, qu’on aura distinguées, séparées des autres, unissant constamment et mettant ensemble ceux qui ont paru les plus beaux ou les plus utiles. Le produit en grand nombre est la première source des variétés dans les espèces ; mais le maintien de ces variétés et même leur multiplication dépend de la main de l’homme ; il faut recueillir de celle de la nature les individus qui se ressemblent le plus, les séparer des autres, les unir ensemble, prendre les mêmes soins pour les variétés qui se trouvent dans les nombreux produits de leurs descendants, et par ces attentions suivies on peut, avec le temps, créer à nos yeux, c’est-à-dire amener à la lumière une infinité d’êtres nouveaux que la nature seule n’aurait jamais produits[NdÉ 1] : les semences de toute matière vivante lui appartiennent, elle en compose tous les germes des êtres organisés ; mais la combinaison, la succession, l’assortiment, la réunion ou la séparation de chacun de ces êtres dépendent souvent de la volonté de l’homme : dès lors il est le maître de forcer la nature par ses combinaisons et de la fixer par son industrie ; de deux individus singuliers qu’elle aura produits comme par hasard, il en fera une

  1. Le lecteur remarquera sans doute avec quelle netteté Buffon expose, dans ce passage, le principe de la « sélection artificielle, » dont la découverte est attribuée à Darwin. (Voy. De Lanessan, Le Transformisme.)