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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/86

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doigts du pied gauche, comme le dit M. Linnæus[1], car les doigts des deux pieds sont également séparés et dénués de membranes. C’est une erreur populaire que cet oiseau nage avec un pied, tandis qu’il prend le poisson avec l’autre, et c’est cette erreur populaire qui a produit la méprise de M. Linnæus. Auparavant, M. Klein a dit la même chose de l’orfraie ou grand aigle de mer, et il s’est également trompé, car ni l’un ni l’autre de ces oiseaux n’a de membranes entre aucun doigt du pied gauche. La source commune de ces erreurs est dans Albert le Grand, qui a écrit que cet oiseau avait l’un des pieds pareil à celui d’un épervier, et l’autre semblable à celui d’une oie, ce qui est non seulement faux, mais absurde et contre toute analogie : en sorte qu’on ne peut qu’être étonné de voir que Gessner, Aldrovande, Klein et Linnæus, au lieu de s’élever contre cette fausseté, l’aient accréditée, et qu’Aldrovande nous dise froidement que cela n’est pas contre toute vraisemblance, puisque je sais, ajoute-t-il très positivement, qu’il y a des poules d’eau moitié palmipèdes et moitié fissipèdes, ce qui est encore un autre fait tout aussi faux que le premier.

Au reste, je ne suis pas surpris qu’Aristote ait appelé cet oiseau haliætos, aigle de mer ; mais je suis encore étonné que tous les naturalistes anciens et modernes aient copié cette dénomination sans scrupule, et, j’ose dire, sans réflexion ; car l’haliætus ou balbuzard ne fréquente pas de préférence les côtes de la mer : on le trouve plus souvent dans les terres méditerranéennes voisines des rivières, des étangs et des autres eaux douces ; il est peut-être plus commun en Bourgogne, qui est au centre de la France, que sur aucune de nos côtes maritimes. Comme la Grèce est un pays où il n’y a pas beaucoup d’eaux douces, et que les terres en sont traversées et environnées par la mer à d’assez petites distances, Aristote a observé dans son pays que ces oiseaux pêcheurs cherchaient leur proie sur les rivages de la mer, et par cette raison il les a nommés aigles de mer ; mais, s’il eût habité le milieu de la France ou de l’Allemagne[2], la Suisse[3] et les autres pays éloignés de la mer, où ils sont très communs, il les eût plutôt appelés aigles des eaux douces. Je fais cette remarque afin de faire sentir que j’ai eu d’autant plus de raison de ne pas adopter cette dénomination, aigle de mer et d’y substituer le nom spécifique de balbuzard, qui empêchera qu’on ne le

  1. « Haliætus… victitat piscibus, majoribus anatibus, pes sinister subpalmatus. » Linn. Syst. nat., édit. X, t. I, p. 91.
  2. « Hanc aquilam (haliætum) nuper accepi a nobili Dom. Nicolas Zedlitz, in Schildlau, quam servitor ejus bombardæ globulo, dum in Bobero pisces venaretur, interfecerat. Miræ pinguedinis avis quæ tota piscium odorem spirabat… non solum circa mare moratur, verum etiam ad flumina et stagna Silesiæ nostræ degit, et arboribus insidens piscibus insidiatur. » Schwenckfeld, Avi. Sil., p. 217.
  3. Gessner dit que cet oiseau se trouve en Suisse en plusieurs endroits, et qu’il fait son nid dans certains rochers près des eaux ou dans des vallées profondes : il ajoute qu’on peut l’apprivoiser et s’en servir dans la fauconnerie.