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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/89

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paraît même qu’il a le corps plus long à proportion, mais il a les ailes plus courtes ; car l’orfraie a jusqu’à trois pieds et demi de longueur, depuis le bout du bec à l’extrémité des ongles, et en même temps il n’a guère que sept pieds de vol ou d’envergure, tandis que le grand aigle, qui n’a communément que trois pieds deux ou trois pouces de longueur de corps, a huit et jusqu’à neuf pieds de vol. Cet oiseau est d’abord très remarquable par sa grandeur, et il est reconnaissable, 1o par la couleur et la figure de ses ongles, qui sont d’un noir brillant et forment un demi-cercle entier ; 2o par les jambes qui sont nues à la partie inférieure, et dont la peau est couverte de petites écailles d’un jaune vif ; 3o par une barbe de plumes qui pend sous le menton, ce qui lui a fait donner le nom d’aigle barbu. L’orfraie se tient volontiers près des bords de la mer et assez souvent dans le milieu des terres à portée des lacs, des étangs et des rivières poissonneuses ; il n’enlève que le plus gros poisson, mais cela n’empêche pas qu’il ne prenne aussi du gibier ; et comme il est très grand et très fort, il ravit et emporte aisément les oies et les lièvres, et même les agneaux et les chevreaux. Aristote assure que non seulement l’orfraie femelle soigne ses petits avec la plus grande affection, mais que même elle en prend pour les petits aiglons qui ont été chassés par leurs père et mère, et qu’elle les nourrit comme s’ils lui appartenaient. Je ne trouve pas que ce fait, qui est assez singulier et qui a été répété par tous les naturalistes, ait été vérifié par aucun, et ce qui m’en ferait douter, c’est que cet oiseau ne pond que deux œufs, et n’élève ordinairement qu’un petit, et que par conséquent on doit présumer qu’il se trouverait très embarrassé, s’il avait à soigner et nourrir une nombreuse famille. Cependant, il n’y a guère de faits dans l’Histoire des animaux d’Aristote qui ne soient vrais, ou du moins qui n’aient un fondement de vérité : j’en ai vérifié moi-même plusieurs qui me paraissaient aussi suspects que celui-ci, et c’est ce qui me porte à recommander à ceux qui se trouveront à portée d’observer cet oiseau, de tâcher de s’assurer du vrai ou du faux de ce fait. La preuve, sans aller chercher plus loin, qu’Aristote voyait bien et disait vrai presque en tout, c’est un autre fait qui d’abord paraît encore plus extraordinaire, et qui demandait également à être constaté. « L’orfraie, dit-il, a la vue faible, les yeux lésés et obscurcis par une espèce de nuage[1]. » En conséquence, il paraît que c’est la principale raison qui a déterminé Aristote à séparer l’orfraie des aigles et à le mettre avec la chouette et les autres oiseaux qui ne voient pas pendant le jour. À juger de ce fait par les résultats, on le croirait non seulement suspect, mais faux ; car tous ceux qui ont observé les allures de l’orfraie ont bien remarqué qu’il voyait assez pendant la nuit pour prendre du gibier et même du poisson,

  1. « Parum ossifraga oculis valet ; nubeculâ enim oculos habet læsos. » Aristot. Hist. anim., lib. ix, cap. xxxiv.