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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/362

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25 Janvier.

Lecteurs, je suis à Montréal aujourd’hui, c’est-à-dire depuis huit jours, à Montréal, ville terrible et superbe !

Il est heureux que je sois immortel, comme je l’ai déclaré dans ma dernière chronique ; sans cela la vie que je mène ici me tuerait en moins d’une semaine. Quels féroces bambocheurs que ces Montréalais de tout âge ! Depuis huit jours, ils me plongent dans le mixed-bitter, le cock-tail, le kirsch et le bitter havrais, cet apéritif olympien inventé par un grec du Bas-Empire pour les estomacs fatigués et cependant encore pleins de convoitises…

Grands dieux ! quelle jauge il y a chez l’homme quelle immense capacité d’absorption ! Je ne suis pas un ivrogne, non, certes ; tous ceux qui me connaissent ont pu en juger à ma physionomie de cénobite ; c’est pour cela que je m’épouvante de la quantité que j’ingurgite, et je me demande combien il faut s’être logé de tonneaux dans l’abdomen pour devenir un vrai pochard.

Ô ma génération ! tu mourras embouteillée ; tu mourras de tes propres mains qui tremblent et peuvent à peine tenir le verre homicide ; tu mourras ginée, cocktailisée, whiskyfiée ; toi, je te le jure, tu ne seras pas immortelle, tu dureras ce que durent les futailles et tu te lanceras dans le néant la main dans les cheveux.

C’est la position dans laquelle je me suis trouvé ce matin. Ah ! quel moment délicieux ! Y a-t-il une ivresse qui égale les titillations du cuir chevelu ?

Pour être vraiment grand comme le monde, il faut