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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/121

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distinguât un admirateur de naissance aussi humble, de fortune aussi modeste ? Elle pourrait par coquetterie s’efforcer d’exciter l’admiration du jeune écrivain, d’éblouir son imagination, mais son propre cœur devait être sous la triple garde de la pauvreté, de l’orgueil et des conventions du monde dans lequel elle vivait. Si Harley avait imaginé que Mme di Negra pût oublier son rang et aimer sans calculs, il eût cru que l’objet de ses préférences serait quelque brillant dandy, capable de diriger contre son cœur toutes les armes de la fascination, et l’expérience acquise dans de nombreuses conquêtes. Mais Léonard si simple, si jeune, si ignorant du monde ! Harley eût souri à l’idée qu’il pût subjuguer cette femme ambitieuse et mondaine. Il en était néanmoins ainsi et précisément par les causes qui eussent semblé à Harley des obstacles insurmontables.

C’était cette fraîcheur et cette pureté de cœur, c’était cette simple et sérieuse douceur, ce parfait contraste de ton, de sentiments, de raisonnement avec tout ce qui l’avait blessée et repoussée chez ses autres admirateurs, c’était tout cela qui avait captivé Béatrix dès sa première entrevue avec Léonard. Elle avait trouvé en lui ce qu’elle rêvait et ce qu’elle souhaitait. Sa première jeunesse s’était passée dans les liens d’un mariage abhorré et sans cette douce et innocente crise de la vie humaine, l’amour véritable.

Plus d’un admirateur avait flatté sa vanité, captivé son imagination, excité son ambition, mais son cœur n’avait pas été touché ; il s’éveillait maintenant. Le monde et les années qu’elle avait perdues dans le monde lui semblaient disparaître comme un nuage chassé par le vent. Elle revenait aux rougeurs et aux soupirs de sa jeunesse, la jeunesse de la vierge italienne. Le charme tout-puissant de la poésie c’est qu’elle nous rappelle l’âge d’or de nos premiers printemps, et tel était pour Béatrix le prestige du jeune poète.

Oh ! combien fut délicieux ce court épisode dans la vie de cette femme du monde, fatiguée de bruit, de flatteries et de mensonges ! Qu’elle se sentait heureuse pendant ces heures où le jeune auteur, entraîné par sa silencieuse sympathie, lui racontait tantôt la lutte de sa vocation contre les circonstances où la nature l’avait placé, tantôt ses rêveries au milieu des fleurs en écoutant le murmure de la fontaine, ou bien ses courses désolées dans les rues désertes où le poursuivait la vision de Chatterton. Et tandis qu’il parlait soit de ses craintes, soit de ses espérances, les regards de Béatrix s’attachaient avec tendresse sur ce jeune visage où se peignaient tour à tour l’orgueil et la tristesse, un orgueil si doux, une tristesse si noble et si touchante ! Elle ne se lassait pas de contempler ce front où se lisait tant de calme puissance, mais ses paupières s’abaissaient devant ces yeux pleins d’une passion sereine et insondable. Elle comprenait quelle chose sainte et profonde ce devait être que l’amour dans une telle âme. Léonard ne lui avait jamais parlé d’Hélène, le lecteur comprendra cette réserve chez une nature comme celle du jeune poète ; un premier amour est un mystère ; le confier serait le profaner ; mais Léonard remplit la mission qu’il avait reçue d’intéresser Béatrix à l’exilé et à sa fille. Elle