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arriver. Pour échapper à la perdition, il ne lui faudrait qu’une chose : savoir s’arrêter et réfléchir, ce qu’il n’a jamais fait, car cette opération de penser n’est pas si facile, pour ceux qui n’y sont pas accoutumés, que le supposent ceux qui pensent.

« Je ne puis supporter cela, s’écria soudain Frank en se levant. Cette femme ne me sort pas de la tête. Je devrais aller trouver le gouverneur, mais s’il se met une fois en colère et me refuse son consentement, que deviendrai-je ? Et il me le refusera, j’en ai bien peur. Je voudrais pouvoir comprendre ce que Randal me conseille. Il a l’air de penser que je devrais épouser sur-le-champ Béatrix et compter sur l’influence de ma mère pour tout arranger ensuite, mais quand je lui demande : « Est-ce là votre avis ? » il recule. Il a raison, après tout. Je comprends qu’il ne veuille pas me conseiller de faire ce qui déplairait à mon père. Mais cependant… »

Ici Frank s’arrêta dans son soliloque et fit un effort désespéré pour penser.

Et maintenant, mon cher lecteur, si vous appartenez à cette classe pour qui la pensée est chose familière, peut-être avez-vous accueilli avec un sourire de dédain ou d’incrédulité la remarque sur la difficulté de penser qui précède le monologue de Frank. Mais êtes-vous bien sûr que toutes les fois que vous avez voulu penser, vous y ayez réussi ? N’avez-vous pas souvent été la dupe de ce pâle simulacre de la pensée qu’on appelle rêverie ? Montaigne confesse honnêtement qu’il ne comprend rien à ce procédé de s’asseoir pour penser, dont tant de gens parlent si légèrement ; et que pour lui il ne saurait penser sans une plume à la main et une feuille de papier devant lui, afin de saisir et de rassembler au moyen d’une opération manuelle les fils qui relient les raisonnements. Bien souvent il nous est arrivé à nous-même de dire à la pensée d’un ton péremptoire : « Allons, mets-toi en mouvement ; » voici un sujet sérieux, important, réfléchis mûrement, et cette même pensée s’est conduite de la manière la plus réfractaire et la plus inconvenante ; au lieu de concentrer ses rayons dans un seul jet de lumière, elle les a éparpillés dans toutes les nuances de l’arc-en-ciel, colorant des nuages fantastiques, puis s’est envolée au septième ciel, de sorte qu’après être demeuré assis une grande heure, avec les sourcils froncés et un visage aussi sérieux que si nous avions cherché la quadrature du cercle, nous découvrions soudain que nous eussions tout aussi bien pu dormir confortablement, car nous n’avions fait que rêver et rêver à des folies. Ainsi quand Frank Hazeldean s’arrêtant à ce méditatif, mais cependant… le coude sur la cheminée et la tête appuyée sur sa main, avait senti qu’il était arrivé à une crise importante de sa vie et s’était imaginé qu’il allait y réfléchir, une succession de fantômes s’étaient élevés dans son esprit. C’était d’abord Randal Leslie avec une physionomie sur laquelle on ne pouvait rien lire, puis le squire sombre et menaçant dans la bibliothèque d’Hazeldean, ensuite sa mère s’efforçant de plaider sa cause et se faisant sévèrement gronder, et puis ce feu follet qui a la prétention de s’appeler la pensée était venu se jouer autour