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riage et sur la nécessité où il se trouvait de le tenir secret, pour s’attirer les plus vives remontrances de la part de l’usurier, car celui-ci avait toujours compté qu’Egerton ferait un riche mariage et que lui, Lévy, lui laisserait la femme et s’approprierait la fortune par le cours naturel des choses. Egerton ne l’écouta pas et l’entraîna vers la chapelle où allait s’accomplir la cérémonie, et l’usurier vit la fiancée avant qu’on la lui eût nommée. Il dissimula son émotion, sa rage, et remplit le rôle qui lui était assigné dans la cérémonie. Son sourire, lorsqu’il complimenta la mariée, eût dû la faire frissonner, mais Nora avait les yeux baissés vers la terre, où elle ne voyait que le reflet du ciel, et son cœur se réfugiait aveuglément dans celui auquel elle venait de se donner pour toujours. Elle ne remarqua pas le haineux sourire qui accompagnait les félicitations du procureur.

Plus tard Nora ne jugea pas nécessaire d’apprendre à Egerton que Lévy était un prétendant éconduit ; avec le tact exquis de l’amour, elle comprit que l’idée d’un pareil rival blesserait la fierté de son mari.

Et tandis qu’Harley L’Estrange, hors de lui en apprenant que Nora avait quitté lady Jane Horton, la cherchait de tous côtés, Egerton, sous un nom emprunté, dans un quartier isolé, loin des clubs dont il était l’oracle, loin de toutes les occupations comme de tous les plaisirs qui l’avaient jusqu’ici attiré, s’abandonnait, en s’en étonnant lui-même, à la seule joie qui ait le pouvoir de détourner du but les regards de l’ambitieux. Le monde avait pour lui cessé d’exister, et il ne le regrettait pas ; il ne le connaissait plus ; deux beaux yeux aimants et intelligents, dont le souvenir devait le poursuivre à jamais dans son austère et aride existence, étaient devenus son univers, et il se disait tout bas : « Mais c’est là le véritable bonheur. » Bien souvent, dans la solitude des années qui suivirent, il devait se répéter que là en effet avait été le bonheur. Et Nora ? avec son cœur débordant d’amour et de joie, sa luxuriante richesse de pensée et d’imagination, Nora, cette enfant de lumière et de poésie, ne découvrit-elle pas quelque chose de comparativement étroit et stérile dans la nature de celui à qui elle s’était unie ? Lorsque Audley pressait le cœur de Nora contre le sien, en comprenait-il les nobles battements ? Tout le fer de son esprit valait-il un grain de l’or pur qu’elle avait repoussé dans l’amour d’Harley ?

Nora avait-elle découvert tout cela ? Non. Le génie ne ressent ni vide ni regret tant que le cœur est satisfait. Le génie de Nora sommeillait immobile ; il avait été le compagnon de sa solitude ; il lui était maintenant inutile. Lorsqu’une femme aime profondément un homme qui lui est inférieur dans l’ordre de l’esprit, combien souvent la voyons-nous quitter son rang et descendre doucement au niveau du bien-aimé, de crainte d’être estimée supérieure, là où elle ne voudrait pas même être égale ? Nora ne savait plus qu’elle était douée de génie, elle savait seulement qu’elle aimait.

Aussi en cet endroit le journal changeait de ton, il respirait ce calme bonheur qui n’est calme que parce qu’il est profond. Cet in-