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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/208

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raconta alors avec quelques réserves une partie de son histoire : ce récit la calma et la consola ; en voyant qu’il avait aimé, qu’il pouvait regretter, elle sentit enfin battre ce cœur qui lui était demeuré jusque-là inconnu. Elle mourut en lui pardonnant, en le bénissant.

Audley fut très-affecté de cette nouvelle perte. Il résolut de ne jamais se remarier. Il songea vaguement à diminuer ses dépenses et à faire du jeune Randal Leslie son héritier. Mais lorsqu’il vit l’intelligent écolier d’Eton, son cœur demeura froid, bien que son esprit appréciât les talents de Randal. Il se promit seulement de l’aider dans sa carrière et de faire amplement pour lui ce qu’il devait à un parent éloigné de sa femme. Toujours insouciant et prodigue en matière d’argent, il se montrait souvent d’une générosité princière, non pour le plaisir de donner et de servir les autres, mais par habitude de grand seigneur, par un sentiment orgueilleux de ce qu’il devait à lui-même et à sa position.

Audley avait d’ailleurs une triste excuse de la prodigalité avec laquelle il dépensait la fortune considérable que lui avait léguée sa femme. Les fonctions morbides du cœur étaient devenues chez lui une maladie organique. Il pouvait à la vérité vivre encore bien des années et mourir de quelque autre maladie, mais il pouvait aussi mourir subitement au premier jour, dans la fleur de l’âge et dans ce qui semblait toute la vigueur de la santé. Le seul médecin à qui il eût confié ce qu’il souhaitait cacher au reste du monde (car les ambitieux voudraient qu’on les crût immortels), lui avait dit franchement qu’il n’était pas probable que, parmi les luttes et les soucis de la politique, il dépassât de beaucoup le milieu de la vie. N’ayant donc pas d’enfants, et ses proches parents étant tous riches, Egerton s’abandonna à son dédain naturel de l’argent. Il laissa le soin de ses affaires à Lévy et à son intendant. Lévy s’enrichit rapidement, et l’intendant prospéra.

L’usurier conserva sur l’impérieux ministre un pouvoir singulier. Il savait son secret ; il pouvait le révéler à Harley. Et le seul côté sensible de la nature de l’homme d’État, la seule partie de lui-même qui n’eût pas été plongée neuf fois dans le Styx de la vie pratique, si propre à rendre un homme invulnérable à la tendresse, c’était son affection mêlée de remords pour cet ami de collège qu’il trompait encore.

Le lecteur a donc maintenant la clef du caractère impénétrable d’Egerton : le ministre envié, — l’homme sans joies et sans affections, — l’oracle financier d’un empire, — le prodigue livré aux usuriers, le fier gentleman que des princes eussent volontiers consulté sur le casuitisme de l’honneur, — le coupable, tremblant de voir l’ami qu’il aime le mieux en ce monde découvrir son mensonge. Enveloppe-toi dans le chaste voile que tissent pour toi les Arts ou les Grâces, ô nature humaine ! Les statues de marbre seules peuvent se montrer dans leur blanche nudité sans honte, et sans crainte d’offenser les regards.