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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/242

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quelque distance et à part des milliers de petites embarcations qui encombraient la rivière.

Les étoiles s’efforçaient de percer le brouillard ; pas un mot ne s’échangeait sur le bateau ; on n’entendait que le bruit régulier des rames. Le comte cessa de fredonner, et, ramenant autour de lui les amples plis de son manteau, parut absorbé dans ses réflexions. Sa physionomie laissait éclater une expression de souverain triomphe. Le résultat justifiait cette insolente confiance en lui-même et en sa fortune, trait proéminent du caractère de l’homme qui, à la fois bravo et joueur, avait engagé la partie contre le monde tenant sa rapière d’une main et ses dés pipés de l’autre. Violante, une fois sur un bâtiment dont l’équipage était composé de ses stipendiés, lui appartenait sans retour. Le duc lui-même souhaiterait maintenant que sa fille, pour sauver son honneur et sa réputation, devînt la femme de Peschiera. La fierté de Violante la porterait peut-être un peu plus tard à confirmer ce que Peschiera avait naturellement l’intention de dire, savoir : qu’elle était d’intelligence avec lui dans ses plans de fuite, et non pas la victime d’une trahison, redevable de son mariage à la générosité de son ravisseur. Il voyait sa fortune assurée, son succès envié, son caractère même réhabilité par ce splendide mariage. L’ambition venait se mêler à ses rêves de plaisir et de fortune. À quel poste de la cour ou de l’État ne pourrait pas prétendre un homme qui avait fait preuve du plus incontestable talent pour la vie pratique, le talent de réussir dans tout ce qu’il avait entrepris ? Ainsi songeait le comte, oubliant quasi le présent dans les rêves dorés de l’avenir, jusqu’à ce qu’il fut rappelé à lui en entendant le yacht héler le bateau, et les matelots se précipiter vers la corde qu’on leur avait jetée. Il se leva alors et se dirigea vers Violante. Mais l’homme qui jusqu’ici s’était chargé d’elle passa légèrement devant le comte, conduisant et portant à demi sa passive prisonnière. « Pardon, excellence, dit l’homme en italien, mais la barque est si encombrée et elle penche tant que votre assistance nous serait plus gênante qu’utile. » Avant que Peschiera eût pu répondre, Violante était déjà sur les marches du vaisseau ; le comte s’arrêta jusqu’à ce qu’il la vît debout sur le pont. Béatrix suivit, puis ensuite le comte, mais lorsque les Italiens de sa suite se pressèrent à leur tour sur le côté de la barque, deux des marins se mirent devant eux et lâchèrent les cordes, tandis que deux autres ramaient vigoureusement vers le rivage. Les Italiens éclatèrent en imprécations. « Silence, dit le marin qui était resté debout près de la planche ; nous avons des ordres, et si vous ne vous tenez tranquilles, nous renverserons le bateau. Nous savons nager, nous. Que le ciel et monsignor san Giacomo aient pitié de vous si vous ne le savez pas. »

Lorsque Peschiera sauta sur le pont, il fut soudain ébloui par un flot de lumière venant de torches allumées que tous élevaient autour de lui. Cette lumière éclairait un homme de grande taille, à la figure imposante, dont le bras était passé autour de Violante, et dont les yeux noirs lançaient au comte des regards plus lumineux que les torches.