Aller au contenu

Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

raire sans doute mort à l’hôpital), avait si bien triomphé de la naissance, de l’éducation, des circonstances, que si lui et Randal s’étaient rencontrés sur une place publique, et que l’identité de Léonard et du nouvel auteur eût été connue, tous les yeux se fussent détournés de Randal pour se fixer sur Léonard ! D’un consentement commun l’humanité aurait reconnu la suprême royauté du génie ! Quoi ! le jeune villageois était l’homme célèbre qui sans effort, sans même le savoir, avait inspiré au cœur blasé de Béatrix un amour que (Randal le sentait) ni art ni ruse n’eussent pu faire naître pour lui dans le cœur d’aucune femme ! Et maintenant, ce même jeune homme était-il donc politiquement sur le même niveau que lui, Randal, fils de gentilhomme, protégé du superbe Egerton ? Devaient-ils donc être rivaux dans cette arène de la vie pratique ? »

Randal mordait sa lèvre tremblante.

Pendant ce temps, le jeune homme qu’il enviait était en proie à des chagrins bien trop profonds pour trouver jamais place dans le cœur étroit de l’ambitieux. Tandis que Léonard traversait les rues populeuses de Londres, avec l’ami et le conseiller de sa jeunesse, lui confiant la simple histoire de ses premières épreuves, alors que, dans la misère et désespérant d’arriver jamais à la célébrité, il avait près de lui son ange gardien, lui souriant comme l’espérance… comme la gloire lui semblait stérile, comme l’avenir lui apparaissait vide et sombre ! Sa voix tremblait et sa physionomie était devenue si triste, que son bienveillant auditeur, devinant qu’à l’image d’Hélène se rattachait quelque douleur passionnée, dont l’amertume empoisonnait tout succès mondain, amena doucement Léonard, dont le cœur trop plein avait besoin d’un confident, à lui dire comment, pendant de longues années, il avait été fidèle à un pur et ardent amour, comment il avait revu Hélène, l’enfant était devenue femme et ce souvenir était devenu de l’amour.

L’ecclésiastique l’écouta avec un front soucieux qui s’éclaircit lorsque Léonard termina son histoire.

« Je ne vois aucune raison de désespérer, dit-il. Vous craignez que miss Digby ne vous rende pas votre affection ; vous insistez sur sa réserve, sur ses manières froides, quoique bienveillantes. Consolez-vous ! Toutes les jeunes filles sont sous l’influence de ce que les phrénologues appellent l’organe de secrétivité, lorsqu’elles sont en compagnie de l’objet préféré. La manière de Carry envers moi était précisément telle que vous décrivez celle de miss Digby envers vous. »

M. Dale se livra alors, sur la modestie féminine, à une dissertation des plus intéressantes, qu’il termina en affirmant que cette estimable vertu était d’autant plus influencée par l’organe de la secrétivité que l’amant préféré approchait davantage d’une déclaration explicite… Avant qu’on pût s’attendre à ce qu’une jeune fille se commît elle-même ou compromît la dignité de son sexe par le plus léger indice de son inclination, il était du devoir d’un amant honorable et d’un galant homme de faire sa demande sous une forme distincte et orthodoxe.