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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/289

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arrachée à un Peschiera pour l’abandonner à un Randal Leslie : ha ! ha ! Si Audley Egerton a quelque affection humaine, c’est pour le jeune homme qu’il a élevé et protégé, tandis qu’il laissait mourir de faim l’enfant de Nora. Je puis par ce côté l’atteindre au cœur et lui faire voir que comme moi il a été un insensé d’aimer et de se confier ! »

Tout en méditant ainsi, lord L’Estrange avait gagné le coin de Bruton-Street où il fut de nouveau brusquement accosté.

« Mon cher lord, permettez-moi de vous serrer la main, car Dieu sait quand je vous reverrai, et vous m’avez permis de vous aider dans une bonne action.

— Oh ! Frank Hazeldean ! je suis bien aise de vous rencontrer. Qui vous fait exprimer un doute aussi mélancolique quant à l’époque où nous nous reverrons ?

— Je viens d’obtenir un congé. Ma santé n’est pas bonne, puis je suis un peu triste, en sorte que je vais passer quelque temps sur le continent. »

En dépit de lui-même, Harley ne put s’empêcher d’éprouver de l’intérêt et de la sympathie pour l’abattement dont témoignaient l’accent et toute la personne de Frank. « Encore une dupe de l’affection, se dit-il, comme pour s’excuser à ses propres yeux ; naturellement, c’est une dupe, car il est honnête et sincère — quant à présent du moins. » Il pressa affectueusement le bras qu’il avait involontairement passé sous le sien. Je comprends, dit-il, mon jeune ami que vous vous affligiez maintenant, mais croyez-moi, vous vous féliciterez un jour de ce qui aujourd’hui vous paraît un malheur.

« Mon cher lord…

— Je suis beaucoup plus vieux que vous, il est vrai, mais pas assez vieux cependant pour vous permettre cette formule cérémonieuse. Appelez-moi L’Estrange, je vous en prie.

— Merci, j’aimerais en vérité à pouvoir vous parler comme à un ami. Il y a une pensée qui me tourmente. C’est peut-être une sottise, mais je suis sûr que vous ne vous moquerez pas de moi. Vous avez entendu ce que m’a dit Mme di Negra. Elle m’a trompé et s’est jouée de mes sentiments, néanmoins je ne saurais oublier si tôt à quel point cette femme m’a été chère. Je ne prétends pas vous ennuyer de ma folie, mais d’après ce que j’ai compris, son frère est sur le point de perdre toute sa fortune, et dans tous les cas, c’est un fieffé coquin. Je ne puis supporter la pensée qu’elle dépende de lui — qu’elle puisse tomber dans le besoin. Après tout, il faut qu’il y ait en elle quelque bien, puisqu’elle a refusé de m’épouser par cela seul qu’elle ne m’aimait pas. Une créature mercenaire, dans de telles circonstances, n’eût pas agi ainsi.

— Vous avez raison, mais ne vous tourmentez pas de ces craintes généreuses. Mme di Nigra ne tombera pas dans le besoin, ne dépendra pas de son indigne frère. Le premier acte du duc de Serrano, lorsqu’il sera rentré en possession de ses domaines, sera d’assurer à sa cousine une pension convenable. Je m’en porte garant.