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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/296

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où le courtisan lui-même craignait d’être ennuyeux et où sir Fopling se dressait sur la pointe du pied pour atteindre à l’oreille d’un bel esprit ; où les noms de Devonshire et de Dorset, d’Halifax et de Carteret, d’Oxford et de Bolingbroke s’unissent fraternellement à ceux de Hobbes et de Dryden, de Prior et de Bentley, d’Arbuthnot, de Gay, de Pope et de Swift ; et où n’importe de quel côté on se tourne pour saluer une figure idéale de grand seigneur ou de parfait gentilhomme, on aperçoit debout auprès de lui un homme de lettres immortel.

Les murs des salons de Lansmere étaient couverts des portraits de ceux qui ont illustré l’époque que l’Europe a nommée le siècle de Louis XIV. Un L’Estrange qui avait vécu, non sans gloire, sous les règnes de quatre monarques anglais avait réuni les portraits de ses contemporains les plus célèbres. En traversant ces vastes salons, ouvrant l’un dans l’autre avec toute la pompe importée de Versailles par Charles II, on se sentait en excellente compagnie.

Quels salons de nos jours, voués aux habits à queue et aux gilets blancs, offrent ce charme de noblesse et de distinction que respirent les toiles de Kneller et de Jervis, de Vivien et de Rigaud ? Et en dépit de la dentelle et du brocart, et de toutes les friperies du costume artificiel, ceux qui communiquent leur charme à cette époque ont un mâle caractère de physionomie ; violents ou débonnaires si vous voulez, ils ne sont jamais ni affectés ni efféminés. Pouvons-nous en dire autant des portraits de Lawrence ? Voyez Marlborough, quelle délicatesse et quelle régularité de traits, et cependant quelle hardiesse tranquille, quelle sereine conviction de puissance ! Ainsi dut-il apparaître à travers la fumée des canons de Ramillies ou de Bleinhem, suggérant à Addison l’image de l’ange de la guerre. Ah ! voici sir Charles Sedley, le Lovelace des beaux esprits ! Voyez cette forte mâchoire et ce sourcil proéminent. Ne reconnaissez-vous pas le courtisan qui dédaigna de demander une grâce au monarque avec lequel il vivait d’égal à égal, et qui étendit sa main droite pour précipiter du trône le prince qui avait fait de sa fille — une comtesse[1].

Peut-être qu’entouré depuis l’enfance de ces figures qui racontaient leur siècle, ce siècle et ces portraits n’avaient pas été sans influence sur le caractère d’Harley L’Estrange. Le caprice et l’audace, la passion des lettres et le culte du génie, le mélange de légèreté et de force, l’indolence gracieuse et la promptitude élastique de l’énergie au moment de l’action, tout cela eût pu trouver son prototype dans les vies que rappelaient ces portraits. Mais la profondeur de sentiment, la nature sérieuse qui chez Harley L’Estrange se confon-

  1. Sedley était si jaloux de son indépendance qu’alors même que ses affaires étaient le plus embarrassées, il refusa tout secours pécuniaire de la part de Charles II. L’amer sarcasme avec lequel il justifia la part qu’il avait prise à la chute de Jacques II, qui après avoir corrompu sa fille l’avait faite comtesse de Dorchester, est bien connu : Puisque le roi, dit-il, a fait ma fille comtesse, le moins que je puisse faire en reconnaissance c’est de contribuer à faire la fille de Sa Majesté — reine.