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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/378

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croisés sur sa poitrine, dans un sombre désespoir. Lévy était obligé de donner la main pour M. Egerton avec une rapidité qui lui faisait perdre haleine. Il lui tardait de pouvoir s’échapper, d’aller rejoindre L’Estrange, qui, pensait-il, serait aussi furieux que lui du tour qu’avaient pris les choses. Mais comment, s’étant chargé de représenter Egerton, échapper aux continuelles étreintes de ces mains calleuses ? En outre, Lévy apercevait la pompe de la paroisse en face de la tente, et quelques géants jaunes à l’air farouche qui flânaient aux alentours et semblaient disposés à fondre sur lui au moment où il quitterait son sanctuaire actuel. Soudain la foule qui entourait la plate-forme s’écarta, la voiture de lord L’Estrange parut au bas et Harley, mettant pied à terre, aida un vieillard paralytique à en descendre. Le bonhomme promena autour de lui un regard étonné et fit en souriant un signe de tête à la foule. « Me voici, dit-il, je suis venu ; je ne suis plus qu’une pauvre créature, mais je suis bleu jusqu’au bout !

— C’est le vieux John Avenel, bravo le vieux John ! » crièrent plusieurs voix.

Et John Avenel, toujours appuyé sur le bras d’Harley, entra sous la tante et déposa deux votes pour « Egerton. »

« Une poignée de main, mon père, fit Dick se penchant en avant, bien que vous ne vouliez pas voter pour moi.

— J’étais bleu avant que tu ne fusses au monde, répondit le vieillard d’une voix chevrotante, mais je ne t’en souhaite pas moins bon succès ; que Dieu te bénisse, mon garçon ! »

Les greffiers eux-mêmes s’attendrirent, et lorsque Dick quittant sa place fut vu par la foule aidant avec lord L’Estrange le pauvre homme à remonter dans la voiture, ce tableau des affections de famille au milieu des dissidences politiques, du fils prospère, opulent et énergique, qui enfant avait joué aux billes sur cette même place, s’était élevé par son travail et était aujourd’hui député de sa ville natale, soutenant le père vieux et infirme que l’intérêt même d’un fils dont il était si fier ne pouvait détacher des couleurs qu’il regardait comme l’emblème de la vérité ; ce tableau, dis-je, produisit sur la foule un tel effet qu’on eût entendu voler une mouche, jusqu’au moment où la voiture s’éloignant pour reconduire John sous son humble toit, une tempête de hourras éclata sur toute la place.

Quatre heures sonnent à la grande horloge de la ville ; le greffier prononce la clôture du scrutin ; la proclamation officielle du résultat ne doit avoir lieu que plus tard, mais toute la ville sait qu’Audley Egerton et Richard Avenel sont élus députés de Lansmere. Les drapeaux s’agitent, les tambours battent, les hommes se donnent de cordiales poignées de main, et l’on ne parle que de la séance du lendemain ; les cabarets sont encombrés ; un bourdonnement confus s’élève de toutes les rues, interrompu soudain par des cris de triomphe, et à l’occident les nuages sont rouges et lugubres autour du soleil qui a disparu derrière le clocher de l’église… derrière les pins qui ombragent la tombe paisible de Nora Avenel.