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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/396

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La veuve, Olivier et Juliette allèrent habiter une petite ville d’un autre comté. Juliette épousa un enseigne et mourut en couches du chagrin d’en avoir été abandonnée. Olivier accrut sa petite fortune en épousant la fille d’un épicier qui avait amassé quelques économies. Il monta une brasserie et réussit à vivre sans faire de dettes, bien qu’un grand nombre d’enfants et son apathie naturelle l’empêchassent de faire ni grands bénéfices, ni petites économies. On n’avait plus entendu parler de Randal depuis la vente du manoir ; les uns disaient qu’il avait fixé sa résidence aux États-Unis, d’autres en Australie. Olivier avait grandi dans une si haute vénération des talents de son frère, qu’il conservait un vague espoir de voir quelque jour Randal apparaître riche et puissant comme un oncle de comédie, et rendre à la famille déchue son ancienne splendeur.

Un jour d’hiver, Olivier, occupé à régler des comptes peu satisfaisants, vit arriver chez lui un individu maigre, sale, décharné, dont les vêtements indiquaient le dernier degré de cette affreuse déchéance qu’on appelle la misère en habit noir. Son maintien était celui d’un vagabond craintif et affamé.

« Olivier, je suis ton frère, ne me reconnais-tu pas ? » dit l’étranger, Olivier stupéfait, n’en pouvait croire ses oreilles ; il s’avança enfin, examina de près le visage de Randal, et lui serrant la main le fit asseoir dans sa petite salle basse. Randal coupa court à toute question ; il s’empara du peu de vin qui était sur la table, et l’avala d’un trait. « Pouah ! fit-il ; n’as-tu rien de mieux que ça pour réchauffer un homme ? » Olivier, comme sous l’influence de quelque rêve terrible, ouvrit une armoire et y prit une bouteille d’eau-de-vie aux trois quarts pleine. Randal la lui arracha avidement et but à même la bouteille. « Ah ! fit-il, après un instant de silence, ceci me réconforte, maintenant donne-moi à manger. » Olivier s’empressa de servir son frère ; il eût eu honte de laisser voir son hôte à la servante elle-même. Lorsqu’il revint avec les provisions qu’il avait trouvées dans le buffet, Randal était assis près du feu, étendant sur les charbons à demi éteints des mains maigres et osseuses semblables aux serres d’un vautour.

Il dévora la viande froide qu’Olivier plaça devant lui, avec une effrayante voracité, et but presque tout le contenu de la bouteille d’eau-de-vie, mais cependant la liqueur ne parvint pas à dissiper sa sombre humeur. Olivier l’examinait avec effroi et curiosité.

« Tu désires sans doute connaître mon histoire, dit enfin Randal. Elle est courte. J’ai voulu faire fortune et j’ai échoué ; je n’ai plus ni un sou, ni une espérance. Tu me parais pauvre. Je suppose que tu ne peux pas faire grand’chose pour moi, mais garde-moi chez toi quelque temps, car je ne sais où trouver du pain et un abri. »

Olivier fondit en larmes et donna à son frère une cordiale poignée de main. Randal demeura quelques semaines dans la maison d’Olivier, sans jamais en sortir, et sans paraître remarquer, bien qu’il ne se fît pas scrupule de s’en servir, les vêtements neufs qu’Olivier avait achetés tout faits et placés sans rien dire dans sa chambre.