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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/397

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Mais sa présence devint bientôt intolérable à la maîtresse de la maison et pénible au maître lui-même. Randal, autrefois si sobre qu’il regardait l’usage du vin si modéré qu’il fût comme incompatible avec la netteté du jugement, avait maintenant contracté l’habitude de boire de l’eau-de-vie à toute heure du jour ; mais, bien que cette boisson le plongeât souvent dans une sorte de stupeur, l’ivresse ne lui fit jamais ouvrir son cœur. Mistress Olivier Leslie, d’abord intimidée et taciturne, devint froide et impolie, puis impertinente et ironique, puis enfin ouvertement grossière. Randal fut longtemps sans répondre, mais il le fit un jour avec une si mordante ironie que l’épouse alla sur-le-champ trouver son mari et lui déclara qu’il fallait qu’elle ou son frère quittât la maison. Olivier s’efforça sans beaucoup de succès de ramener la paix ; et quelques jours après il vint trouver Randal et lui dit timidement : « C’est ma femme, vois-tu, qui m’a apporté presque tout ce que je possède, et tu n’as pas eu la condescendance de t’en faire une amie. Ton séjour ici doit t’être aussi pénible qu’à moi. Mais je désire te voir pourvu, et je voudrais t’offrir quelque chose, seulement cela paraît au premier coup d’œil si au-dessous…

— Au-dessous de quoi ? interrompit Randal, de ce que j’ai été ou de ce que je suis ? Parle !

— Tu es très-savant, et je t’ai entendu dire de belles sentences au sujet de la science et de toutes ces sortes de choses ; puis tu auras beaucoup de livres à ta disposition ; et tu es encore jeune, tu pourras t’élever et…

— Enfer et damnation ! Parle clairement et dis ce que tu veux ! cria Randal irrité.

— Eh bien ! donc, dit le pauvre Olivier, s’efforçant d’adoucir la proposition, tu sauras que le mari de notre pauvre sœur était neveu du docteur Felpem, qui tient une pension considérable. Il n’est pas très-savant lui-même et s’occupe principalement de l’arithmétique, de la tenue des livres et autres choses de ce genre ; mais il lui faut un professeur pour enseigner les classiques, car quelques-uns de ses écoliers sont destinés à entrer par la suite à l’Université. Je lui ai écrit pour le sonder à ton sujet ; je n’ai pas dit ton nom, ne sachant si cela te conviendrait, mais il est disposé à accepter ma recommandation. Il offre la table, le logement et cinquante livres sterling d’appointements ; si tu veux la place, elle est à toi. »

Randal frémit de la tête aux pieds et fut longtemps sans répondre.

Soit ! fit-il enfin, puisque j’en suis venu là. Ah ! ah ! ah ! Oui, savoir c’est pouvoir ! » Il se tut un instant, puis reprit : « Ainsi donc le vieux manoir est rasé jusqu’à terre ; tu es brasseur dans une petite ville, ma sœur est morte et je suis John Smith ! Tu dis que ce maître de pension ignore encore mon nom ; continue de le lui cacher ; oublie que j’ai été un Leslie. Du jour où je quitte ta maison, notre lien fraternel est rompu. Écris donc à ton maître de pension qui s’occupa d’arithmétique, et accepte la place de professeur de grec et de latin pour John Smith. »