Aller au contenu

Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/8

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rapport qui s’établit soudain entre deux natures mauvaises. Réunissez deux hommes honnêtes, et il y a dix à parier contre un qu’ils ne se reconnaîtront pas comme tels ; des différences de caractères, de manières, d’idées politiques pourront les faire se mal juger ; mais réunissez deux hommes pervers et sans principes, de ces hommes qui, nés dans un grenier, auraient fini aux galères ou sur un gibet, et ils se comprendront par une sympathie instantanée. Les yeux de Franzini, comte de Peschiera, et ceux de Randal Leslie ne se furent pas plutôt rencontrés, qu’un éclair d’intelligence jaillit des deux côtés. Ils causèrent de choses indifférentes, du temps, de la cour, des ministres, etc., etc. Ils saluaient et souriaient, mais pendant ce temps chacun d’eux épiait, sondait le cœur de l’autre, mesurant sa force à celle de son interlocuteur, et se disant : « Cet homme est un coquin fort remarquable ; serai-je capable de lutter contre lui ? » Ce fut à un dîner qu’ils se virent pour la première fois, et, selon l’usage anglais, Mme di Negra les laissa seuls à la fin du repas.

Alors le comte de Peschiera aborda indirectement et avec prudence le sujet de l’entrevue.

« Vous n’avez jamais été sur le continent, mon cher monsieur, dit-il. Il faut vous arranger de façon à venir me voir à Vienne. Je reconnais la splendeur de la société de Londres ; mais, honnêtement parlant, il y manque la liberté qui règne dans la nôtre, une liberté qui unit la gaieté au bon ton. Comme votre société est mêlée, il y a d’un côté effort et prétention de la part de ceux qui n’ont pas le droit d’en faire partie, et de l’autre fausse condescendance et froide arrogance chez ceux qui entendent tenir à distance leurs inférieurs. Chez nous, tous étant d’une noblesse reconnue et ayant un rang fixé, la familiarité s’établit tout d’abord. C’est pourquoi, ajouta le comte avec son fin sourire français, c’est pourquoi Vienne est pour un jeune homme la ville par excellence, la ville des bonnes fortunes.

— De tels endroits sont un paradis pour les oisifs, mais un purgatoire pour les gens sérieux. Je vous avoue, mon cher comte, que je manque du loisir nécessaire à l’homme qui aspire aux bonnes fortunes, tout autant que des grâces personnelles qui les obtiennent sans effort ; et Randal s’inclina en manière de compliment.

— Ainsi donc, se dit le comte, les femmes ne sont pas son côté faible. Quel est-il ? Morbleu ! mon cher monsieur Leslie, si j’avais pensé comme vous il y a quelques années, je me fusse épargné plus d’un embarras. Après tout, l’ambition est la plus aimable des maîtresses, car, avec elle, on en est toujours à l’espérance et jamais à la possession.

— L’ambition, répliqua laconiquement Randal, qui se tenait sur ses gardes, l’ambition est le luxe du riche, mais la nécessité du pauvre.

— Ah ! pensa le comte, c’est comme je l’avais d’abord pensé ; il en veut à l’argent. » Puis, passant la bouteille à Randal, après avoir rempli son propre verre qu’il vida lentement : « Sur mon âme, mon cher, dit le comte, le luxe est en effet plus agréable que la misère, et je suis résolu de faire au moins une tentative du côté de l’ambi-