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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/80

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voltigent au-dessus des tiges droites et roides du parterre. Et c’étaient aussi des ambassadeurs, des ministres, des hommes de lettres célèbres, de brillants orateurs, et des dandys de premier ordre (lesquels sont généralement des hommes fort agréables). Au milieu de cet assemblage varié Harley, depuis si longtemps étranger au monde londonien, semblait se faire place avec l’aisance d’un Alcibiade. Plusieurs dames se le rappelaient et s’empressèrent de renouer connaissance avec lui, par des signes de tête, des appels, des sourires. Il eut un compliment pour chacune d’elles. Il y avait peu de personnes, hommes ou femmes, à qui Harley n’inspirât un attrait particulier. Les gens sérieux recherchaient en lui le lettré, l’homme de guerre distingué ; les jeunes gens l’esprit vif et plaisant ; les blasés la nouveauté, et pour les natures plus vulgaires, n’était-il pas lord L’Estrange, un homme à marier, possesseur d’une fortune indépendante, héritier d’un titre et de cinquante mille livres de rente ?

Après avoir réussi dans l’effet général, que, nous l’avouerons, il s’était efforcé de produire, Harley s’occupa sérieusement et spécialement de son hôtesse. Il vint s’asseoir à côté d’elle, et, par politesse pour tous deux, les admirateurs moins pressants s’éloignèrent insensiblement.

Frank Hazeldean fut le dernier à quitter Mme di Negra ; mais lorsque celle-ci et Harley se mirent à parler italien, le pauvre garçon, qui ne les comprenait pas, craignant de prêter à rire et maudissant Eton où on lui avait fait sacrifier à l’étude des langues mortes, dont il n’avait appris que bien peu de chose, celle des langues vivantes dont il ne savait pas un mot, le pauvre garçon s’éloigna, et, apercevant Randal, il lui dit :

« Quel âge a lord L’Estrange, à votre avis ? Bien qu’il paraisse jeune, il ne doit plus l’être, ce me semble. N’était-il pas à Waterloo ?

— Il est assez jeune pour devenir un terrible rival, » répondit Randal avec une habile sincérité.

Frank pâlit et médita des pensées sanguinaires, parmi lesquelles la détente d’un pistolet et le bois de *** occupaient une place prééminente.

Les apparences étaient certainement de nature à exciter la jalousie d’un amant bien épris, car Harley et Béatrix causaient alors à voix basse ; Béatrix paraissait agitée, Harley sérieux et pressant. Randal lui-même ne savait que penser. Lord L’Estrange était-il véritablement amoureux de la marquise ? S’il en était ainsi, il fallait dire adieu à tout espoir du mariage de celle-ci avec Frank ; ou bien feignait-il, dans l’intérêt de Riccabocca, d’aimer Béatrix pour acquérir de l’influence sur elle, diriger son ambition, et se faire d’elle une alliée contre les projets de son frère ? Cette feinte était-elle compatible avec la franchise bien connue d’Harley ? Convenait-il à l’honneur délicat et chevaleresque dont se piquait le jeune lord, de faire la cour à une femme par simple ruse de guerre ? Toute son amitié pour Riccabocca était-elle capable de le faire descendre à jouer cette mi-