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Page:Bulwer-Lytton - Pelham, 1874 tome II.djvu/15

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Défendez que personne, au milieu d’un banquet,
Ne vous vienne donner un avis indiscret,
Écartez ce fâcheux qui vers vous s’achemine :
Rien ne doit déranger l’honnête homme qui dîne.


— Admirable précepte ! dit Guloseton qui était aux prises avec un filet mignon de poulet. Vous rappelez-vous ce que fit le bailly de Suffren, alors qu’il était dans l’Inde, un jour qu’il fut dérangé de son dîner par une députation de gens du pays. « Dites-leur, répondit-il, que la religion chrétienne défend formellement à tout chrétien, lorsqu’il est à table, de s’occuper d’autre chose que de manger. » La députation se retira pénétrée du plus profond respect pour la dévotion de l’amiral français.

— Très-bien, dis-je après que nous nous fûmes épanouis gravement et tranquillement pendant quelques minutes pour donner à notre digestion le temps de bien s’établir ; très-bien, l’invention était bonne assurément, mais l’idée n’était pas absolument neuve, car les Grecs estimaient que manger et boire copieusement c’était rendre hommage aux Dieux. Aristote explique le sens du mot Θοιναι qui veut dire festins, par une dissertation étymologique d’où il résulte que l’on regardait comme un devoir de l’homme envers la Divinité, de s’enivrer ; cela donne assez bonne idée de nos modèles classiques de l’antiquité. Dans le Cyclope d’Euripide, Polyphème, qui était sans aucun doute un profond théologien, dit que son estomac est son seul Dieu ; Xénophon nous apprend que les Athéniens dépassant tous les autres peuples par le nombre de leurs divinités, les dépassaient également par le nombre de leurs festins. Votre Seigneurie veut-elle que je lui serve une de ces cailles ?

— Pelham, mon enfant, dit Guloseton dont les yeux commençaient à rouler dans leurs orbites et à briller d’un éclat proportionné à la quantité et à la variété des liquides qu’il s’était assimilés, j’aime votre littérature classique. Polyphème était un garçon d’esprit, de beaucoup d’esprit, et ç’a été une indignité de la part d’Ulysse de lui crever l’œil. Il n’est pas étonnant que cet ingénieux sauvage se fît un dieu de son estomac ; n’était-ce pas pour lui sur cette