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Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/220

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En trente-sept ans de pratique, Heredia n’a fourni que la matière poétique d’un livre, les Trophées, bouquet d’épargne dont il avait parsemé les fleurs une par une dans les Revues et les Salons ; mais, contrairement à ce qu’on pourrait supposer d’une œuvre éclose à si longs intervalles, on n’y saurait surprendre de disparates. À vingt-deux ou vingt-trois ans, lorsqu’il se montra chez Leconte de Lisle, Heredia faisait déjà des vers avec cette maîtrise de facture, cette sonorité du verbe et cet éclat du rythme qui surprirent les vrais maîtres et tirent même leur admiration ; ses courts poèmes leur apparurent, suivant l’expression de l’un d’eux, comme le défilé d’un triomphal cortège, qu’accompagnent les sonneries de fanfares, les grands gestes et les brillants costumes ; art qui fulgure et qui claironne, art de faste et de plastique, au sujet duquel fut souvent posé dans les deux salons poétiques du temps ce surprenant problème, à savoir comment on pouvait être ainsi poète pompeux et magnifique sans que la pensée concourût en quoi que ce fût à l’ampleur comme à la richesse du poème.

Et rien n’est plus vrai que cette contradiction invraisemblable. Tout est miracle en Heredia. Merveilleux phénomène de non subjectivité, ne possédant de l’imagination que la moindre faculté, la faculté réflective, il est l’incomparable objectif qui perçoit, puis renvoie la lumière et fait vibrer la forme par la force du coloris. On a dit qu’il avait un œil d’émailleur ; Leconte de Lisle l’appelait « un puissant réflecteur ».

Et ce fut le sujet d’un débat assez important pour que je le rapporte. Vers 1874, si mon souvenir est exact, Anatole France fit un article sur la poésie, sur ce qu’elle était, sur ce qu’elle devait être. Il n’avait pas encore de journal ouvert et Leconte de Lisle fit imprimer l’article dans je ne sais quel périodique de l’Île-Bourbon. À cette époque, l’école poétique en France se laissait solliciter par l’influence des positivistes anglais, qui furent un peu la suite du mouve-