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Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/185

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au soir de la pensée

Le savant qui ne cherche que sa vérité d’expérience doit d’abord se faire a lui-même une intelligence particulièrement aiguë des problèmes, et si, par chance rare, son audace est couronnée de succès, s’il a pu se faire un génie de pénétration qui triomphe des obstacles accumulés, qu’est-ce donc qui l’attend ? Voyez Lamarck au tribunal de Napoléon, ou, ce qui est plus grave encore, au tribunal de Cuvier, au tribunal de Darwin lui-même. Et je ne dis rien de l’Église dont on a vu les jugements quand la science résiste au dogme. Les savants ne sont que des hommes. En quelques formes qu’elles se poursuivent, leurs discussions les plus âpres ne font que servir d’un même effort la grande cause commune d’une intelligence des choses, s’ils ont le courage de s’y tenir.

Les contradictions scientifiques n’étaient pas pour rebuter Lamarck. Il les recherchait, sachant bien qu’il pouvait lui arriver, comme à tous autres, d’errer, et ne demandant à la critique que d’être profitable. La justice lui vint d’abord de l’étranger[1], quand, après le coup d’éclat de Darwin, toute la jeunesse savante se trouva mise en demeure de discuter, de réviser, de reconstruire au besoin les principaux facteurs de l’évolution organique. Cantonné dans la concurrence vitale et la sélection naturelle dont il avait su tirer un si remarquable parti, Darwin a tenu un compte insuffisant des conditions fondamentales du phénomène évolutif. Il apportait une explication du « miracle », et comme l’explication était d’une nouveauté tapageuse, le modeste naturaliste d’antan, même au jugement des esprits généralisateurs, n’avait pas beau jeu. Avec Lamarck, cependant, il fallait compter. Le grand mort n’avait pas connu le triomphe, mais c’était lui qui avait engagé la bataille, et lui encore qui, par la fermeté de sa pénétration, l’avait vraiment gagnée. D’un merveilleux génie de patience obstinée, Darwin, d’autre part, avait livré tous les grands combats complémentaires pour la conquête suprême d’une intelligence de l’évolution universelle. Les deux hommes furent si grands que nous pouvons, sans aucun froissement, les réunir dans la même gratitude, dans la même admiration.

  1. C’est un Américain, M. Packard, qui se donna la tâche de révéler Lamarck aux générations nouvelles et de le reconstituer dans les formes de son génie.