Aller au contenu

Page:Cousturier - La Forêt du Haut-Niger, 1923.pdf/46

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voit pas les vieux, mais jeune, il me prendrait encore pour le service.

— Même après le Maroc, la guerre en France et ta libération ?

— Il dit bien qu’il prend pas. Mais si je suis trop joli soldat, peut-être il ne pourra pas tenir pour me prendre.

— Les garçons que nous avons vus ici l’autre jour au conseil de révision n’avaient pas aussi peur que toi du service.

— C’est parce que les militaires qui connaissent très bien les noirs ils ont fait une jolie fête pour ce jour-là. Tu n’a pas vu pourquoi les garçons que Monsieur Major a choisis étaient si contents ? Le capitaine les a fait passer tous devant tout le monde avec une jolie couverture dessous le bras et la chéchia neuve sur la tête ; alors, les autres garçons que le médecin n’a pas trouvé bons, étaient trop chagrins de rester tout nus. Les noirs ils aiment rien que l’habillement.

— Alors tu préfères l’administration civile de Sikasso ?

— C’est vrai que les commandants civils ne pensent pas aux soldats, mais ils pensent aux prisonniers. Prisonniers, c’est bon pour l’administrateur qui fait cultiver son jardin, comme en France. Mais prison c’est plus mauvais encore que service pour l’indigène. C’est pour ça, moi, je n’ai pas réclamé pour ma prime de démobilisation parce que j’ai pensé : peut-être si j’entre dans les bureaux, on trouvera quelque chose à dire pour me garder prisonnier. C’est mieux rester dans mon village, parce que celui comme moi qui ne sait rien, si quelqu’un blanc le voit, il est pris. Si c’était pas pour venir avec vous, jamais j’aurais quitté de chez moi. Ici, les noirs aussi sont mauvais, ils mangent les hommes. Celui de mon pays qui vient ici tout seul, les Manons, les Guerzés le mangent. Les hommes d’ici, ils ne peuvent pas voir vivant l’étranger.

Le Manon ne peut pas voir vivant l’étranger, l’administrateur ne peut pas voir libre l’indigène, le capitaine ne peut pas voir jeune le civil ! Décidément Ghibi, en tous lieux, comme les gazelles, a la sensation aussi nette que désagréable d’être une proie.

Le cas des Manons et Guerzés m’intéresse entre celui de tant de lions et je m’en informe auprès du capitaine. Il m’avoue cinq anthropophages Manons dans ses prisons. L’un d’eux, quoiqu’astreint aux

44