Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/28

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qu’on souffrît par sa faute ; mais à peine l’avais-je quitté que, de l’escalier, je l’entendais chantonner sur un air de bamboula :


Travadja la moukère
Travadja bono

Déjà mes doigts se crispaient à la rampe, et je respirais très fort pour refouler deux larmes.

Nous n’avions pas dit toute la vérité à ma sœur d’Amérique.

Un jour, dans une lettre, je lui confiais ma tristesse et ses raisons. Par retour du courrier, elle me répondit que ce drame lui rappelait certaines pièces de Strindberg le Scandinave, dont elle avait suivi les représentations avant son départ pour New York.

Elle ajoutait que, de quelque côté qu’on regardât, l’horizon était bien noir ; ainsi, grand amateur de gin, son époux, citoyen d’un pays sec, l’obligeait à passer de l’alcool en fraude sous ses jupes.

Je lui envoyai une nouvelle lettre pour lui dire que son histoire de bouteilles était stupide, qu’il s’agissait d’une angoisse, de mon angoisse et non de liquide à transporter, ou du répertoire du théâtre de l'Œuvre.

Un mois plus tard, je m’en voulais de cette dureté. Un télégramme venait de m’apprendre la mort de ma sœur. Je la voyais au quinzième étage, dans un décor cinématographique, son lit jonché de peaux de léopards. L’ivrogne de mari sautait de voiture et poussait la porte au moment précis où les servantes, jolies comme des sœurs jumelles, s’apercevaient que la poor mississ avait cessé de vivre.