Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/30

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existence sans raison, mais un soir, nos lèvres jointes sur un fruit, troisième bouche commune à nos deux corps, la sirène avait appelé pour des pays plus loin que l’Extrême-Orient. Je désirais qu’elle prît au sérieux, tout à coup, le mensonge sentimental pour qu’enfin commençât l’aventure : « Je vais t’emmener au pays des laques, Jessy ; n’oublie pas tes écharpes ; je veux que tu aies toujours cette voix qui chante la chanson, tu sais, où le seigneur de Tartarie enlève une esclave blanche, blanche. — Pourquoi la Tartarie, dear ? Nous n’allons pas, je ne puis. Il faut que je sois à l’Alcazar dans une demi-heure. »

En vérité, comment pouvait-elle m’aider à devenir l’homme qui part. Je la renvoyai à son danseur professionnel, lui disant que si j’avais fait attention à sa personne, c’était à cause de son accent pour dire « ridicule petite théière ». Cette séduction irresponsable lui faisait honte. Elle partit en pleurant ; je ne l’embrassai pas.

À mon retour, quand je traversai Marseille, il pleuvait. La chevelure d’une tzigane se transformait en boue. Des enfants marocains pataugeaient dans le caniveau ; leurs pieds bleuissaient.

Les mains dans les poches, je marchais, triste comme un Anglais qui a perdu sa bible. J’étais abominablement libre ; pour redevenir tout de même un peu l’esclave de quelqu’un, le souvenir de Jessy me fut prétexte à la désirer. J’allai à son music-hall. Elle l’avait quitté. On ne savait pas ce qu’elle était devenue.

Après l’avoir cherchée en vain toute la nuit, je rentrai ; il faisait déjà petit jour. J’essayai de m’endormir. La