Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/44

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batraciens, les abat-jour, tout de même, se résignent à ne plus exorbiter leur bêtise pour me narguer.

Les mains derrière la nuque, une femme tourne, tourne ; il y a pour jouer de la contrebasse une autre femme dont l’archet devient lanière de cuir, comme si, en vérité, l’instrument était un corps ; et elle s’en donne. De sa banquette, un nègre convoite le violoniste. Peu à peu, les lèvres envahissent tout le visage ; autour de la bouche se rétrécit le cercle de peau, et le violoniste s’amuse à secouer ses cheveux trop blonds.

Je surprends le regard de la femme qui tourne, tourne.

Sous la table une jambe frôle ma jambe ; je caresse le bras de ma voisine, j’ai chaud de sa chaleur. Sa main sur la mienne comme un oiseau, je remarque qu’elle a de jolis doigts ; j’envie ses ongles durs ; les miens sont flexibles ; je me rappelle qu’un jour ils ont voulu s’enfoncer à même certaine chair et l’un d’eux s’est cassé. Honte à moi comme d’un meurtre manqué ; pour être fort, je laisserai désormais ignorer ma maladresse à faire souffrir.

Les doigts de Léila jouent avec la soie bleue d’un mouchoir : ils troublent jusqu’à l’insouciance des joies végétales. Être mouchoir entre ces doigts.

Léila fait signe à la femme qui tourne, tourne. La femme vient s’asseoir à côté de nous. Ça m’est égal. Elle force la femme à boire, à parler. L’autre avoue : « Je m’appelle Myriam ; un hiver j’étais triste. Mon amant venait de me quitter. Je passais mes après-midi au café. J’écrasais mes joues contre la grande glace et à cause de cette grande glace je me rappelais les wagons-restaurants ; hélas ! il