Page:Crevel - Détours, 1924.djvu/88

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mots, je crois qu’elle a vraiment quelque chose à me confier. Je cède, « entrons », mais à peine sommes-nous assis que je regrette de l’avoir bien voulu. J’ouvre la bouche et la referme sans avoir rien dit, commande un bock alors que j’ai envie de tout sauf de bière, allume une cigarette à l’envers, et tourne la tête, regardant avec obstination un coin de la salle où il n’y a rien à voir, simplement pour ne plus rencontrer ses yeux.

Elle sent mon trouble et m’injurie :

« Lâche, regardez-moi. » Mes yeux vont droit aux siens ; je commence une phrase : « Ma chère Léila... » Elle m’interrompt dès le troisième mot : « Surtout pas de déclaration. Soyons précis. D’ailleurs pour l’instant vous n’avez encore rien à me dire, mais moi... »

Mais elle...

Elle enfin se tait ; ses paupières lentement comme pour une mort voluptueuse glissent, ses deux paumes s’unissent en coupe et son visage devient un fruit ; alors dans ce café du boulevard Saint-Germain, où des rentiers de la rive gauche et quelques élèves des Beaux-Arts ont passé l’après- midi et l’après-dîner à tirer sur leurs bouffardes et, selon la formule même de la patronne, « ont assourdi l’atmosphère », il me semble qu’une certaine angoisse enveloppe les choses. Je le dis à ma compagne. Elle se moque : « Poète (elle l’a dit du ton qu’elle aurait pris pour injurier : idiot), c’est la fumée des pipes. »

Tout de même je soupçonne fort Léila de jouer la comédie. J’ai trop peur d’être sa dupe pour lui permettre de mimer encore les sentiments vagues. Mes doigts encerclent ses poignets, forcent à s’ouvrir la coupe de ses mains ; ma