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Page:Daudet - Jack, II.djvu/194

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Il n’était pas comte, il ne s’appelait pas Nadine. C’était un juif petit-russien du nom de Rœsch, misérable aventurier, batteur d’estrade, un de ces hommes qui ont fait tous les métiers faute de savoir se tenir à aucun. Il était marié à Riga, marié à Saint-Pétersbourg. Tous ses papiers étaient faux, fabriqués par lui. Ses ressources, il les devait à son adresse à contrefaire les billets de la banque russe. C’est à Turin qu’on l’avait arrêté sur un ordre d’extradition. Te figures-tu ma chère petite, seule dans cette ville inconnue, séparée violemment de son mari, apprenant qu’il était bigame et faussaire ; car le misérable avouait lui-même tous ses crimes. Elle n’eut qu’une pensée : se réfugier ici, près de nous. Elle avait la tête tellement perdue, c’est elle qui nous le racontait plus tard, qu’à la gare elle ne trouvait plus ses mots et disait à l’employé lui demandant où elle allait : « Là-bas, chez maman… » Elle s’était enfuie, laissant à l’hôtel ses robes, ses bijoux, tout ce que cet infâme lui avait donné, et elle avait fait le voyage d’une traite. Enfin, elle était là dans l’abri, dans le nid, et pleurait pour la première fois depuis la catastrophe. Je lui disais :

— Tais-toi… calme-toi… tu vas réveiller ta mère.

Mais je pleurais encore plus fort qu’elle.

Le lendemain, ma femme apprit tout. Elle ne me fit pas le moindre reproche. « Je savais bien, dit-elle, qu’il nous arriverait quelque malheur de ce mariage. » Elle avait eu des pressentiments, dès le premier jour