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Page:Daudet - Jack, II.djvu/301

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de cœur blessé, donné à sa grosse tête blafarde une expression dramatique et byronienne. On le rencontrait dans les restaurants de nuit, dans les brasseries où l’on soupe, entouré de sa cour d’adulateurs et d’exploiteurs, qu’il entretenait d’Elle, rien que d’Elle. Il voulait faire dire aux femmes, aux hommes qui se trouvaient là :

— C’est d’Argenton, le grand poëte… Sa maîtresse l’a quitté… Il cherche à s’étourdir.

Il cherchait à s’étourdir, en effet, soupait dehors, passait les nuits ; mais la fatigue lui vint bientôt de cette existence irrégulière et dispendieuse. C’est superbe, parbleu ! de taper sur la table d’un restaurant de nuit, et de crier : « Garçon, une absinthe pure… » pour faire dire à des provinciaux autour de soi : « Il se tue… C’est pour une femme… » Pourtant, quand la santé s’y refuse, quand après avoir demandé très haut « une absinthe pure, » on est obligé de dire tout bas au garçon : « Beaucoup de gomme, » ce sont là des poses par trop héroïques. En quelques jours de cette existence, d’Argenton acheva de se délabrer l’estomac, les « crises » reparurent plus fréquentes, et l’absence de Charlotte se fit sentir dans toute son horreur. Quelle autre femme aurait pu supporter ces plaintes perpétuelles, surveiller l’heure des poudres et des tisanes, les apporter avec la religion de M. Fagon médicamentant le grand roi ? Des puérilités de malade lui revenaient. Il avait peur tout seul, et gardait toujours