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Page:Delarue-Mardrus - Le Pain blanc, 1932.djvu/93

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LE PAIN BLANC

chacune devant l’un des deux pianos à queue emboîtés l’un dans l’autre que, déjà, les yeux d’Élysée étincelaient de plaisir. Elle faisait connaissance avec une enivrante nouveauté. Car c’est un fait que la musique à deux pianos vous entraîne si bien qu’on se sent, comme par miracle, multiplié de tout le jeu de l’autre, au point que des difficultés qui eussent paru, par ailleurs, insurmontables, s’annulent sous les doigts à mesure que le regard dévorant les déchiffre sur la page.

Les cahiers disposés sur les deux pupitres, du regard elles se firent signe. La grande entente de la musique, plus étroite et mieux accordée que même l’amitié, les unissait soudain, sans paroles.

Élysée, toute rouge, déchiffrait, déchiffrait, saisie par ces harmonies encore insoupçonnées d’elle, qui n’avait guère été plus loin que Schumann.

Oh ! bonheur de pénétrer dans un domaine inexploré !

— Que c’est beau !… s’exalta la pensionnaire, essoufflée. Et ses yeux avides parcouraient déjà la suite…

Cependant, frappée d’une idée subite :

— Mais, dites ?… à quelle heure vous couchiez-vous, à la pension ? demanda Mme Arnaud.

— À neuf heures !

— À neuf heures !… Il en est dix bientôt. Vite, vite, dites-nous bonsoir, ma chérie. Il ne faut pas commencer à déséquilibrer vos bonnes habitudes.

Et toute son attitude la montrait frémissante, élancée vers la musique.

— Pour une fois !… intervint Stéphen Arnaud. Ça allait si bien, ce concert !

Mais l’autoritaire était déjà debout.

— Non, non ! Il faut qu’elle aille se coucher, tout de suite, tout de suite !

Avec un clignement d’yeux complice et rieur vers sa fille :

— Bien, madame la major !… céda le docteur.