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Page:Dickens - Dombey et fils, 1881, tome 2.djvu/225

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comme pour changer de sujet. J’en ai dit assez. Ne parlons plus l’une et l’autre de devoirs, quoi que nous fassions. Votre enfance a été ce qu’a été la mienne sans doute. Tant pis pour nous deux ! Je n’ai ni à vous blâmer, ni à me défendre. À quoi bon ? Tout cela est passé depuis longtemps ; mais je suis femme maintenant, je ne suis plus une enfant ; et nous n’avons besoin ni l’une ni l’autre de dresser le procès-verbal de notre vie, comme MM. les juges. Nous savons bien ce qui en est, n’est-ce pas ? »

Toute perdue et dégradée qu’elle était, elle avait conservé une certaine beauté, qui même, sous le jour le moins favorable, ne pouvait échapper à l’œil le plus attentif. Lorsqu’elle fut replongée dans le silence et que sa figure, qu’une émotion poignante avait agitée, se fut calmée, son regard sombre changea d’expression. Ses yeux, tout à l’heure étincelants de colère, semblaient adoucis par quelques tristes pensées ; dans ses traits, altérés par la misère et la fatigue, resplendissait comme un rayon de l’ange déchu.

Sa mère la considéra en silence pendant quelques instants, puis, s’enhardissant, elle glissa tout doucement sa main décharnée du côté de sa fille : ne trouvant pas de résistance, elle osa l’approcher de sa figure ; puis la passa sur ses beaux cheveux. Alice avait sans doute le sentiment que sa mère en ce moment était sincère : aussi ne la repoussa-t-elle pas. Insensiblement, elle renoua les tresses de sa fille, lui retira sa chaussure humide, si l’on peut appeler ça une chaussure, lui mit sur les épaules un vêtement sec, tourna et retourna timidement autour d’elle, se parlant tout bas à elle-même et se réjouissant de reconnaître enfin ses traits, son expression d’autrefois.

« Vous êtes bien pauvre, ma mère, je le vois, dit Alice en promenant ses regards autour de la chambre après être restée assise pendant quelque temps.

— Bien pauvre, ma chérie, » répliqua la vieille.

Elle admirait sa fille et elle en avait peur. Ce sentiment d’admiration, elle l’avait éprouvé pour la première fois le jour où elle avait vu quelque chose de beau sortir vainqueur de sa lutte avec la misère. Quant à la crainte qu’elle ressentait, elle était due peut-être au langage qu’elle venait d’entendre. Quoi qu’il en soit, elle était devant son enfant dans une attitude soumise et respectueuse. Elle courbait la tête et semblait prier humblement sa fille de lui épargner d’autres reproches.