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Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/310

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Comparaison d’un pauvre et d’un riche pendant la vie et à la mort.


Tchao ting che dit : J’ai toujours donné volontiers l’aumône aux pauvres, et j’ai souvent pris plaisir à les voir et à les entendre. Lorsqu’un moment avant que de demander l’aumône, ils crient pour émouvoir la compassion, au milieu de ces cris, quoique lamentables, je leur vois communément un regard ferme et un visage de gens, maîtres d’eux-mêmes, et qui se possèdent. S’il arrive qu’un domestique les rebute, ils passent, mais d’un pas ferme, qui n’a rien de timide ni de bas. Cela m’a fait souvent dire, ce que je ne puis répéter sans gémir, que ces gueux sont peut-être, après tout, les gens du monde, qui conservent le moins mal certain air de constance et de noble fierté, dont l’Antiquité faisait tant d’estime. Ce gueux sans suite et sans embarras, ne pense uniquement qu’à sa vie : encore n’y tient-il que médiocrement. Voyez de quel air il demande et reçoit dans cette vue un peu de riz froid, ou quelques restes de bouillon ; sans rougir ni s’embarrasser de son indigence, il a le visage serein et la contenance assurée. Sa maison est le monde entier. Pour ce qui est du froid et du chaud, et des autres changements des saisons, il les regarde comme autant de voyageurs qu’il rencontre sur son chemin, et qui faisant une route contraire à celle qu’il tient, s’éloignent à chaque moment.

Que les gens riches sont différents ! Considérez cet homme qui a de si gros revenus : voyez comme il se gêne en public et pendant le jour : mais examinez-le dans son domestique, où l’inquiétude et la crainte l’obligent de se retirer au plus tard à nuit close. Entendez-le gémir, soupirer, faire des vœux. Voyez comme il baisse la tête et hausse les épaules. On lit sur son visage les craintes, les inquiétudes, et les chagrins de son esprit. A votre avis, lequel des deux, ou du pauvre ou de ce riche a le plus de cet air de constance et de noble fierté, dont j’ai parlé ?

Ce sera bien pis, quand ce riche et puissant ministre cité par Yen ouang[1], et dépouillé dans un moment de tout ce qu’il a, sera obligé de partir avec ce gueux, les mains vides comme lui, pour aller paraître devant ce juge. Le gueux alors partira gaiement sans remords et sans regret, ne perdant rien par la mort. Ce riche, au contraire, ne pourra retenir ses larmes. La mort sera pour lui pleine d’horreurs, tant par la crainte du jugement qu’il doit subir, que par le regret de perdre ce qu’il est obligé d’abandonner. Car il n’emportera rien de plus que le gueux, avec qui nous le mettons en parallèle. Il avait une femme bien faite et qu’il aimait fort : il faut qu’il la quitte, sans pouvoir emporter seulement un de ses cheveux ; et peut-être avec le chagrin d’apercevoir, que cette femme pense plutôt à prendre un nouveau mari, qu’à regretter celui qu’elle perd. Il avait une maison bien bâtie : il faut la laisser, sans en pouvoir emporter la moindre tuile, et peut-être avec le chagrin de voir qu’un fils

  1. Le Pluton ou le Minos des bonzes.