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Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/418

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âme en chemin. Prenez donc la peine d’y transporter le cadavre sur votre barque.

Cette vue est assez bonne, reprit le batelier, mais comment reconnaîtrez-vous ce service ? Alors Ouang tire le paquet d’argent, et le lui donne. Celui-ci sentant au poids, que la somme était peu considérable : quoi ! dit-il d’un air dédaigneux, il s’agit d’un homme tué, et vous prétendez en être quitte avec une somme si modique ? C’est ma bonne fortune qui a conduit cet homme sur ma barque. Le Ciel a voulu me fournir une occasion de changer ma condition dans une meilleure et vous me donnez si peu ? Cette affaire me doit au moins valoir cent taëls.

Ouang qui souhaitait avec passion se tirer au plutôt d’intrigue, n’osa le contredire. Il témoigna par un signe de tête qu’il acceptait la condition, et aussitôt il rentre dans sa maison, il ramasse à la hâte quelques pièces d’argent qui lui restaient, il y joint des habits, les ornements de tête de sa femme, et autres choses semblables, et revient promptement offrir le tout à Tcheou se, en lui disant que ce qu’il lui donnait, montait environ à soixante taëls ; que c’était tout ce que sa pauvreté lui permettait de faire, et qu’il le priait de s’en contenter.

Effectivement Tcheou se parût se radoucir. Je ne veux point, dit-il, me prévaloir de votre malheur : mais comme vous êtes un homme de lettres, j’espère que dans la suite vous aurez des égards pour moi.

Ouang commença dès ce moment à respirer. Devenu plus tranquille, il fit servir la collation au batelier, pendant laquelle il ordonna à deux de ses esclaves de préparer des pelles et des hoyaux. Un des deux s’appelait Hou : c’était un vrai brutal : aussi lui avait-on donné le surnom de Hou le Tigre. La troupe s’embarqua aussitôt, et dès qu’on fut arrivé vis-à-vis de la sépulture, on y choisit un endroit où la terre était molle et aisée à fouir. Ils firent une fosse, et y enterrèrent le cadavre. Après quoi ils se rembarquèrent, et retournèrent promptement à la maison.

Ce travail les occupa presque toute la nuit, et ils ne parurent qu’au lever de l’aurore. Le déjeuner était prêt pour le batelier, après lequel il prit congé. Ouang ayant fait retirer ses valets, et se trouvant seul, passa dans son appartement pour se consoler avec sa femme. Est-il possible, s’écria-t-il, qu’un homme de ma profession et d’une si ancienne famille, se voie réduit à recevoir la loi d’un misérable, auquel je ne daignerais pas parler en toute autre conjoncture ? À ces mots il versa un torrent de larmes.

Sa femme s’efforça de modérer la douleur : pourquoi vous attrister ainsi, lui dit-elle ? C’est là une suite inévitable de votre destinée, il était réglé que vous vous trouveriez un jour dans cet embarras, et qu’il vous en coûterait la somme que vous avez payée. Au lieu de murmurer comme vous faites, bénissez le Ciel de ce qu’il vous a protégé dans ce malheur. Ne songez plus qu’à prendre un peu de repos ; vous en avez besoin après les fatigues et les agitations où vous avez été pendant toute la nuit.

Ouang suivit ce conseil, et il se mit au lit.