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Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/419

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Pour ce qui est du batelier, il vendit sa barque, et de l’argent que le lettré lui avait donné, il ouvrit boutique, et s’adonna au commerce.

J’interromps ici le fil de mon histoire pour faire une réflexion. Il faut que ce lettré eût bien peu de conduite : car enfin en prenant le parti de fermer la bouche au batelier à force d’argent, ne devait-il pas faire mettre dans la barque bon nombre de fagots bien secs, pour brûler le cadavre ? Il n’en serait resté aucun vestige, et il eût été à couvert de toutes recherches : au lieu que se contentant de le faire enterrer, il s’est comporté de même que ceux qui ne font que couper les mauvaises herbes d’un champ, et qui laissent la racine. Ces herbes croissent de nouveau au printemps, et causent le même dommage. Un laboureur habile les arrache jusqu’à la racine : étant ainsi déracinées, la première gelée blanche qui survient, les pourrit, et il n’y a plus à y revenir.

Ce qu’on dit est bien vrai, que les malheurs viennent en poste, et se succèdent les uns aux autres. La fille de Ouang dont j’ai parlé, commençait sa troisième année, lorsqu’elle fut attaquée d’une petite vérole très maligne. On fit force prières pour cette fille unique ; on consulta les sorts ; on fit venir d’habiles médecins ; tout cela inutilement. Le père et la mère passaient les jours entiers dans les pleurs, à côté du lit de la malade. Enfin ils apprirent qu’il y avait dans la ville un nommé Siu, médecin très expérimenté pour ces sortes de maladies, et qui avait sauvé un grand nombre d’enfants, dont la vie était désespérée. Ouang lui écrit aussitôt une lettre très pressante, qu’il confie à Hou le Tigre, son esclave, en lui recommandant toute la diligence possible. Il compta toutes les heures du jour, sans que le médecin parût. Cependant la malade empirait à chaque instant : elle traîna jusqu’à la troisième veille, que la respiration étant devenue plus difficile, elle rendit le dernier soupir au milieu des larmes et des gémissements de ses parents désolés.

Ce ne fut que le lendemain à midi, que Hou le Tigre fut de retour à la maison. Sa réponse fut que le médecin était absent, et qu’il l’avait attendu inutilement tout le jour. À ce récit les douleurs du père affligé se renouvelèrent. C’était là, dit-il, la destinée de ma chère fille : je n’ai pu avoir le bonheur de lui procurer le secours d’un si habile médecin, et en disant ces mots, il fondait en pleurs.

A quelques jours de là on découvrit par le moyen des domestiques, que l’esclave, au lieu de faire sa commission, s’était arrêté à boire dans un cabaret ; qu’il s’y était enivré ; et que les fumées du vin étant dissipées, il avait concerté le mensonge, qu’il avait eu l’effronterie de raconter à son retour.

À cette nouvelle Ouang transporté de colère, appelle les autres esclaves : Vite, leur dit-il, prenez ce coquin-là, étendez-le par terre, et déchargez-lui cinquante coups de bâton bien appliqués et de toutes vos forces. Après l’exécution, dont il fut témoin, il se retire dans son appartement le cœur serré de douleur.

L’esclave se levant à peine tout meurtri des coups qu’il venait de recevoir,