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Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/426

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de son maître ? Ce n’est que d’aujourd’hui que je suis de retour en cette ville ; ainsi je n’ai pu être instruit plus tôt d’une calomnie si noire. Au reste, quoique je n’aie contribué en rien au malheur de cet infortuné lettré néanmoins comme c’est à mon occasion qu’il souffre, il ne m’a pas été possible de voir opprimer son innocence, et c’est là l’unique motif qui m’a conduit à vos pieds. Ordonnez, je vous prie, qu’on fasse des perquisitions sur ce qui me regarde ; rien n’est plus aisé.

Puisque vous êtes connu ici de bien des gens, reprit le mandarin, nommez-m’en quelqu’un que je puisse interroger. Liu en indiqua jusqu’à dix. Le mandarin prit le nom de chacun d’eux, mais il se fixa aux quatre derniers, qu’il envoya chercher.

Quand ils entrèrent dans la salle d’audience, on remarqua que, dès qu’ils aperçurent le vieillard Liu, ils se dirent l’un à l’autre : Hé ! Voilà notre ancien ami Liu de la ville de Hou tcheou ; il n’est donc pas mort, comme on le publiait. Le mandarin les fit approcher de plus près, pour mieux le reconnaître. Nous aurait-on fasciné les yeux, ajoutèrent-ils ? Non, c’est lui-même. C’est ce vendeur de gingembre, qu’on disait avoir été tué par le lettré Ouang.

Le mandarin commença à démêler la vérité, et se détermina à prendre juridiquement leur déposition. Après quoi il leur ordonna de se retirer, en leur enjoignant sous des peines sévères, de ne point parler au dehors de ce qu’ils venaient de voir. Ils promirent d’obéir, et sortirent de l’audience. Le mandarin donna ordre aussitôt à quelques-uns de ses officiers, de s’informer secrètement où demeurait le batelier Tcheou se, et de l’amuser par de belles espérances afin de l’engager adroitement à se rendre au tribunal, sans qu’il pût lui venir le moindre soupçon de l’affaire dont il s’agissait. Quant à Hou le Tigre, qui avait intenté l’accusation calomnieuse, comme il avait une caution, il était aisé à trouver. L’ordre portait qu’on les amenât l’un et l’autre à l’audience dès l’après-midi. Les officiers répondirent par un cri, qui marquait leur prompte obéissance, et ils se partagèrent sur-le-champ dans les différents quartiers de la ville.

Cependant la dame Lieou, qui avait ordre de se trouver avec le vieux Liu à la même audience, se rendit à la prison, où elle informa son mari de tout ce qui venait d’arriver. Ce récit le transporta de joie. On eût dit qu’on venait de lui répandre sur la tête l’essence la plus spiritueuse, ou que la plus douce rosée était tombée dans son cœur. À ce moment il ne sentit plus de mal.

Je n’étais courroucé, dit-il, que contre un vil esclave ; je le regardais comme un monstre, et je ne croyais pas qu’il pût se trouver un homme plus méchant. Mais la méchanceté du batelier est encore plus noire. Peut-on pousser la scélératesse à un tel excès ? Si ce bon vieillard n’était venu lui-même, je n’aurais jamais bien su que je mourais pour un crime réellement supposé. A la fin la vérité se manifeste.