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Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/433

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par un songe. Il s’imaginait être un gros papillon voltigeant çà et là, ou dans un verger, ou dans une prairie. L’impression de ce songe était si forte, que même à son réveil il croyait avoir des ailes attachées aux épaules, et qu’il était prêt de voler. Il ne savait que penser d’un rêve si fréquent et si extraordinaire.

Un jour profitant d’un moment de loisir, après un discours de son maître Lao tse sur l’Y king[1], il lui proposa le songe qui se formait si souvent dans son imagination, et lui en demanda l’explication.

La voici, répondit cet homme admirable, qui n’ignorait rien des merveilles de la nature. La cause de ce songe opiniâtre se doit chercher dans les temps qui ont précédé celui où vous vivez. Sachez qu’au temps que le chaos se débrouilla, et que cet univers fut formé, vous étiez un beau papillon blanc. Les eaux furent la première production du Ciel : la seconde, ce furent les arbres et les plantes dont la terre fut parée, car tout fleurit, et brilla à l’instant. Ce beau papillon blanc errait à son gré, et allait flairer les fleurs les plus exquises. Il sut même tirer du soleil et de la lune des agréments infinis ; il se procura enfin une force qui le rendit immortel. Ses ailes étaient grandes et presque arrondies : son vol était rapide.

Un jour qu’il prenait ses ébats, il s’attacha à des fleurs du jardin de plaisance de la grande reine, ou il avait trouvé le secret de s’insinuer, et gâta quelques boutons à peine entr’ouverts. L’oiseau mystérieux à qui on avait confié la garde de ce jardin, donna au papillon un coup de bec, dont il mourut.

Il laissa donc sans vie son corps de papillon ; mais l’âme qui était immortelle, ne se dissipa point ; elle a passé en d’autres corps, et aujourd’hui elle se trouve dans celui de Tchouang tse. C’est là ce qui met en vous de si heureuses dispositions à devenir un grand philosophe, capable de s’élever, d’acquérir l’art que j’enseigne, de se purifier par un entier détachement, et de s’établir dans la parfaite connaissance d’esprit et de cœur.

Dès lors Lao tse découvrit à son disciple les plus profonds mystères de sa doctrine, et le disciple se sentit tout à coup devenir un autre homme ; et suivant désormais sa première origine, il eut véritablement l’inclination du papillon, qui est de voltiger continuellement sans se fixer à aucun objet, quelque charmant qu’il lui parut : c’est-à dire, que Tchouang tse commença à mieux découvrir le vide de tout ce qui occupe et enchante les hommes. La fortune la plus brillante ne fut plus capable de le tenter. Son cœur devint insensible aux plus grands avantages : il les trouva aussi peu solides que la vapeur déliée, dont se forme un même nuage, qui est le jouet des vents ; et aussi peu fiables que l’eau d’un ruisseau, dont le cours est extrêmement rapide. Enfin son âme ne tenait plus à rien.

Lao tse voyant que son disciple était tout à fait revenu des amusements du siècle, et goûtait la vérité, l’introduisit dans les mystères du Tao te

  1. Livre canonique de la Chine.