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Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/435

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Peu après il se retira avec sa femme dans le royaume de Song, qui était sa terre natale. Il choisit pour sa demeure l’agréable montagne Nan hoa, dans le district de Tsao tcheou, afin d’y passer sa vie en philosophe, et d’y goûter, loin du bruit et du tumulte, les innocents plaisirs de la campagne.

Un jour qu’il promenait ses rêveries au bas de la montagne, il se trouva insensiblement proche des sépultures de l’habitation voisine. Cette multitude de tombeaux le frappa. Hélas ! s’écria-t-il en gémissant, les voilà donc tous égaux ; il n’y a plus de rang ni de distinction. L’homme le plus ignorant et le plus stupide est confondu avec le sage : un sépulcre est enfin la demeure éternelle de tous les hommes : quand on a une fois pris sa place dans le séjour des morts, il n’y a plus de retour à la vie.

Après s’être occupé pendant quelque temps de ces tristes réflexions, il avança le long de cette sépulture. Il se trouva, sans y penser, près d’un tombeau nouvellement construit. La petite éminence faite de terre battue, n’était pas encore entièrement sèche. Tout auprès était assise une jeune demoiselle qu’il n’avait pas aperçue d’abord. Elle était en grand deuil, c’est-à-dire, qu’elle était vêtue d’un long habit blanc de grosse serpillière sans couture. Elle était placée un peu à côté du sépulcre, tenant à la main un éventail blanc, dont elle éventait sans cesse l’extrémité supérieure du tombeau.

Tchouang tsé surpris de cette aventure : Oserais-je, lui dit-il, vous demander de qui est ce tombeau, et pourquoi vous vous donnez tant de peine à l’éventer ? Sans doute qu’il y a en cela quelque mystère que j’ignore ? La demoiselle, sans se lever, comme la civilité semblait l’exiger, et continuant toujours à remuer l’éventail, dit quelques mots entre ses dents, et répandit des larmes ; ce qui faisait voir que la honte plutôt que sa timidité naturelle l’empêchait de s’expliquer.

Enfin elle lui fit cette réponse : vous voyez une veuve au pied du tombeau de son mari : la mort me l’a malheureusement ravi : celui dont les os reposent sous cette tombe, m’a été bien cher durant sa vie : il m’aimait avec une égale tendresse : même en expirant, il ne pouvait me quitter. Voici quelles furent ses dernières paroles : Ma chère épouse, me dit-il, si dans la suite tu songeais à un nouveau mariage, je te conjure d’attendre que l’extrémité de mon tombeau, qui doit être d’une terre mouillée et battue, soit entièrement desséchée. Je te permets alors de te remarier. Or j’ai fait réflexion que la surface de cette terre nouvellement amoncelée ne sècherait pas aisément ; c’est pourquoi vous me voyez occupée à l’éventer continuellement, afin de dissiper l’humidité.

A un aveu si naïf, le philosophe eut bien de la peine à s’empêcher de rire. Il se posséda néanmoins : il se disait en lui-même : voilà une femme bien pressée : comment ose-t-elle se vanter d’avoir aimé son mari, et d’en avoir été aimée ? Qu’eût-elle donc fait, s’ils se fussent haïs ? Puis, lui adressant la parole : Vous souhaitez donc, lui dit-il, que le dessus de ce tombeau soit bientôt sec ! Mais étant aussi délicate que vous êtes, vous