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Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/436

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serez bientôt lasse, et les forces vous manqueront : agréez que je vous aide. Aussitôt la Demoiselle se leva, et faisant une profonde révérence, elle accepta l’offre, et lui présenta un éventail tout semblable au sien.

Alors Tchouang tse, qui avait l’art d’évoquer les esprits, les appela à son secours. Il donna quelques coups d’éventail sur le tombeau, et bientôt toute l'humidité disparut. La demoiselle, après avoir remercié son bienfaiteur avec un visage gai et riant, tira d’entre ses cheveux une aiguille de tête d’argent, et la lui présenta avec l’éventail dont elle s’était servie, le priant d’accepter ce petit présent comme une marque de sa reconnaissance. Tchouang tse refusa l’aiguille de tête, et retint l’éventail : après quoi la demoiselle se retira fort satisfaite : sa joie éclatait à sa contenance et à sa démarche.

Pour ce qui est de Tchouang tse, il demeura tout interdit ; et s’abandonnant aux réflexions, qui naissaient d’une pareille aventure, il retourna dans sa maison. Assis dans sa salle, où il se croyait seul, il considéra pendant quelque temps l’éventail qu’on venait de lui donner : puis jetant un grand soupir, il dit les vers suivants :


Ne dirait-on pas que deux personnes ne s’unissent ensemble que par un reste de haine conservée dès la vie[1] précédente ;
Et qu’elles se cherchent dans le mariage, afin de se maltraiter le plus longtemps qu’elles peuvent ?
C’est donc ainsi, à ce que je vois, qu’on est indignement oublié après sa mort par la personne qu’on avait le plus chéri.
Qu’il faut être insensé pour aimer durant sa vie tant de cœurs volages !


La dame Tien était derrière son mari, sans en être aperçue. Après avoir ouï ce qu’il venait de dire, elle s’avança tant soit peu, et se faisant voir : peut-on savoir, lui dit-elle, ce qui vous fait soupirer, et d’où vient cet éventail que vous tenez à la main ? Tchouang tse lui raconta l'histoire de la jeune veuve, et tout ce qui s’était passé au tombeau de son mari, où il l’avait trouvée.

A peine eut-il achevé son récit, que la dame Tien, le visage allumé d’indignation et de colère, et comme si elle eut cherché des yeux cette jeune veuve, la chargea de mille malédictions, l’appela l’opprobre du genre humain, et la honte de son sexe. Puis regardant Tchouang tse : je l’ai dit, et il est vrai, c’est là un monstre d’insensibilité. Se peut-il trouver nulle part un si mauvais cœur ?

Tchouang tse, sans trop l’écouter, et suivant les divers mouvements qui l’agitaient, dit les quatre vers suivants :


Tandis qu’un mari est en vie, quelle est la femme qui ne le flatte et ne le loue ?
Est-il mort ? La voilà prête à prendre l’éventail, pour faire au plus tôt sécher le tombeau.

  1. Il parle selon l'opinion de ceux qui croient la metempsychose.