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Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/438

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ravi que vous preniez feu sur un pareil sujet. La dame se calma en effet, et on parla d’autre chose.

A quelques jours de là Tchouang tse tomba dangereusement malade, et bientôt il fut à l’extrémité. La dame son épouse ne quittait pas le chevet du lit, fondant en pleurs, poussant de continuels sanglots. À ce que je vois, dit Tchouang tse, je n’échapperai pas de cette maladie : ce soir ou demain matin, il faudra nous dire un éternel adieu : quel dommage que vous ayez mis en pièces l’éventail que j’avais apporté : il vous aurait servi à éventer et faire sécher la couche de chaux et de terre, dont mon tombeau sera enduit.

Eh ! de grâce, monsieur, s’écria la dame, en l’état où vous êtes, ne vous mettez pas dans la tête des soupçons si chagrinants pour vous, et si injurieux pour moi. J’ai étudié nos livres, je sais nos rits : mon cœur vous a été une fois donné, il ne sera jamais à d’autre, je vous le jure ; et si vous doutez de ma sincérité, je consens, et je demande de mourir avant vous, afin que vous soyez bien persuadé de mon fidèle attachement.

Cela suffit, reprit Tchouang tse ; je suis rassuré sur la constance de vos sentiments à mon égard. Hélas ! je sens que j’expire, et mes yeux se ferment à jamais pour vous. Après ces paroles il demeura sans respiration, et sans le moindre signe de vie.

Alors la dame éplorée, et jetant les plus hauts cris, embrassa le corps de son mari, et le tint longtemps serré entre ses bras. Après quoi elle l’habille et le place proprement dans un cercueil. Nuit et jour elle fait retentir tous les environs de ses plaintes et de ses gémissements, et donne les démonstrations de la plus vive douleur. Elle la portait à un tel excès, qu’on eût dit qu’elle était à-demi folle : elle ne voulait prendre ni nourriture ni sommeil.

Les habitants de l’un et l’autre côté de la montagne, vinrent rendre les derniers devoirs au défunt qu’ils savaient être un sage du premier ordre. Lorsque la foule commençait à se retirer, on vit arriver un jeune bachelier bien fait et d’un teint brillant : rien de plus galant que sa parure. Il avait un habit de soie violet, et un bonnet de lettré fort propre, une ceinture brodée, et des souliers tout à fait mignons, un vieux domestique le suivait. Ce seigneur fit savoir qu’il descendait de Tsou [1]. Il y a quelques années, dit-il, que j’avais déclaré au philosophe Tchouang tse, que j’étais dans la résolution de me faire son disciple : je venais à ce dessein, et j’apprends à mon arrivée qu’il est mort ; quel dommage, quelle perte !

Aussitôt il quitte son habit de couleur, et se fait apporter un habit de deuil : ensuite s’étant rendu près du cercueil, il frappa quatre fois de la tête contre terre, et s’écria d’une voix entrecoupée de sanglots : « Sage et savant Tchouang ! votre disciple est malheureux, puisqu’il n’a pu vous trouver en vie, et profiter à loisir de vos leçons : je veux au

  1. Le royaume de Tsou est maintenant la province de Hou quang.