Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/129

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Vous lui direz, à lui, que je l’estime fort.
Vous le voyez, messieurs, par sa faveur très-haute,
Dieu veut qu’en ce moment rien ne nous fasse faute.
D’une durable paix je lui dois la douceur ;
L’Angleterre nous aime et nous nomme sa sœur ;
À la Suède la France est toute dévouée ;
Seul, l’empire est fidèle à la haine vouée
Entre nous… Mais son aigle est faible et saigne aux flancs,
Car le lion du Nord la secoue en ses dents ;
Et palpitante encor des dernières défaites,
Un seul coup maintenant tranchera ses deux têtes.
Quand mon père à Lutzen succomba triomphant,
Éveillée en sursaut dans mon berceau d’enfant,
Faible, je me levai ; j’avais quatre ans à peine,
Je regardai mon peuple, il dit : « Voilà la reine ! »
Je grandis vite, car, avec son bras puissant,
La gloire paternelle était là me berçant ;
Je grandis vite, dis-je, et j’endurcis mon âme
À ces travaux qui font que je ne suis point femme :
Je suis le roi Christine ! — et, dites-moi, plus fort
Mon trône a-t-il pesé sur vous de cet effort ?
Non. Quand le ciel était noir et chargé d’orages,
Quand palissaient les fronts, quand pliaient les courages,
Je vous disais : « Enfants, — dormez, — le ciel est beau, »
Et je vous abritais sous mon vaste manteau ;
Mais, comme ce géant qui soutient les deux pôles,
J’ai courbé sous leur poids mon front et mes épaules.
Je voudrais maintenant, pour les jours qui viendront,
Relever mon épaule et redresser mon front.
Car je suis fatiguée ; — eh bien ! qu’un autre porte
La charge qui me lasse et me paraît trop forte.
Mon rôle est achevé. — Le tien commence, — à toi
La couronne. — Salut ! Charles-Gustave, roi.

(Prenant le globe des mains de De Brahé.)

Reçois de tes deux mains ce monde que j’y jette,
Christine n’est plus rien que ton humble sujette.
Monte au trône, Gustave.

OXENSTIERN, tremblant.

Monte au trône, Gustave. Ô reine ! écoutez-nous
Avant que d’abdiquer… comtes, ducs, à genoux !

(Aux vieillards.)

À genoux ! vous aussi, pour lui faire comprendre
Qu’aussi bas qu’elle croit elle ne peut descendre ;
Que, malgré son vouloir, tous les genoux plîront,
Et qu’elle doit toujours nous dépasser du front.
Seul je te parlerai debout, car je t’adjure !
Le plus vieux des vieillards, Christine, t’en conjure,
Renonce à ton dessein, c’est un dessein fatal ;
Pour quitter tes Suédois, que t’ont-ils fait de mal ?
Crois-moi, plus d’une fois au pied du sanctuaire,
Charles-Quint regrettant la pourpre sous la haire,
Et pleurant dans l’exil qu’il s’était seul donné,
Sur le marbre frappa son front découronné…
Et tu ferais ainsi ! — Dans ta tête profonde,
Dis-moi, que comptes-tu mettre en place du monde ?
Tu le regretteras.

CHRISTINE.

Tu le regretteras. Mon père, embrassez-moi,

(On se relève.)

Merci !… merci !… — Salut ! Charles-Gustave, roi !
Ce n’est point le projet d’une ardeur insensée,
C’est un projet longtemps mûri dans ma pensée,
Qui, longtemps combattu, s’accrut par cet effort,
Et qui vient d’en sortir plus constant et plus fort :
Ne m’en parlez donc plus. — Brahé, viens à ta reine
Rendre un dernier devoir, ou ta place t’enchaîne ;
Viens, Pierre de Brahé, comte et sujet loyal,
Détacher ma couronne et mon manteau royal.

LE COMTE DE BRAHÉ.

Ôter votre manteau !… moi ? — Votre diadème !
Oh ! non, jamais.

CHRISTINE.

Oh ! non, jamais. Hé bien, je te les rends moi-même.
Des insignes royaux que Charles soit orné.

(On présente à Charles-Gustave la couronne sur un coussin de velours ; il l’essaye et la remet sur le coussin ; un grand de l’État porte le manteau royal.)
UN HÉRAUT D’ARMES, au peuple.

Charles-Gustave, roi, vient d’être couronné.
Vive Charles-Gustave !

CHRISTINE, descendant deux marches et prenant l’attitude de suppliante.

Vive Charles-Gustave ! À mon tour je désire
Dons et faveur, veuillez me les octroyer, sire.
De mes vastes États, que je quitte si beaux,
Vous plaît-il m’accorder, sire, quelques lambeaux ?

GUSTAVE.

Ordonnez.

CHRISTINE.

Ordonnez. Comme bien personnel, je demande
Les îles de Gottland, d’Osedum, et d’Olande,
Et d’Osel. — Je voudrais et Pole et Nyckloster,
Et Wolgast, et que nul ne me les pût ôter,
Pas même vous. — Ces biens me suffiront pour vivre.

GUSTAVE.

Vous les avez.

CHRISTINE.

Vous les avez. J’entends que l’on me laisse suivre
Par tous ceux qui voudront s’en aller où je vais,
Et partager mon sort, qu’il soit bon ou mauvais ;

(D’une voix forte.)

J’entends avoir sur eux droit de justice haute ;
Et, quel que soit le roi dont je devienne l’hôte,
Il n’aura rien à faire aux gens de ma maison,
Et je pourrai punir de mort la trahison.

GUSTAVE.

Vous en aurez le droit.

CHRISTINE.

Vous en aurez le droit. Maintenant je désire
Que vous alliez au temple et rendiez grâce, sire,
Au Seigneur, qui m’a dit : — Fais de Gustave un roi ;
Et que vous y priiez pour l’État et pour moi.

GUSTAVE.

Je m’y rends.

CHRISTINE.

Je m’y rends. Maintenant, ceux pour qui la fortune
D’une ex-reine n’est pas tout à fait importune,
Dans un quart d’heure au plus me trouveront ici.
Nous partons aujourd’hui, messieurs.

SENTINELLI.

Nous partons aujourd’hui, messieurs. Reine, merci.