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LE BOHÉMIEN.

Et là, regarde au bras gauche de l’un des noyés, et une voix de plus criera : Malheur ! malheur !

GAULTIER, se précipitant hors de l’appartement.

Mon frère ! mon frère !

LE BOHÉMIEN, se retournant vers la reine.

Et vous, Marguerite de Bourgogne, ne voulez-vous rien savoir ? ou croyez-vous que je n’aie rien à vous dire ? Pensez-vous qu’une destinée royale soit surhumaine, et que des yeux mortels ne puissent y lire ?

MARGUERITE.

Je ne veux rien savoir, rien.

LE BOHÉMIEN.

Et tu m’as fait venir, cependant ; me voici, Marguerite ; maintenant il faut que tu m’entendes.

MARGUERITE, seule, sur son trône.

Ne vous éloignez pas, monsieur de Marigny.

LE BOHÉMIEN.

Oh ! Marguerite ! Marguerite ! à qui faut-il des nuits bien sombres au dehors, bien éclairées au dedans ?

MARGUERITE.

Qui donc a appelé ce Bohémien ? Qui l’a appelé ? que me veut-il ?

LE BOHÉMIEN, mettant le pied sur la première marche du trône.

Marguerite, n’est-ce pas qu’à ton compte il manque un cadavre ? n’est-ce pas que tu croyais ce matin entendre dire trois au lieu de deux ?

MARGUERITE, se levant.

Tais-toi donc, ou dis-moi qui te donne cette puissance de deviner ?

LE BOHÉMIEN, lui montrant l’aiguille d’or de sa coiffure.

Voilà mon talisman, Marguerite. Ah ! tu portes la main à ta joue ! C’est bien, tout est dit. — (À part.) C’est elle. — (Haut.) Il faut que je te dise un dernier mot que nul n’entende. Arrière, seigneur de Marigny.

MARIGNY.

Bohémien, je n’ai d’ordre à recevoir que de la reine.

MARGUERITE, descendant du trône.

Éloignez-vous, éloignez-vous.

LE BOHÉMIEN.

Tu vois que je sais tout, Marguerite : que ton amour, ton honneur, ta vie sont entre mes mains. Marguerite, ce soir je t’attendrai après le couvre-feu à la taverne d’Orsini. Il faut que je te parle seul.

MARGUERITE.

Une reine de France peut-elle sortir seule à cette heure ?

LE BOHÉMIEN.

Il n’y a pas plus loin d’ici à la porte Saint Honoré que d’ici à la tour de Nesle.

MARGUERITE.

J’irai, j’irai.

LE BOHÉMIEN.

Tu apporteras un parchemin et le sceau de l’État.

MARGUERITE.

Soit, mais d’ici là ?

LE BOHÉMIEN.

D’ici là ? vous allez rentrer dans votre appartement qui sera fermé pour tout le monde.

MARGUERITE.

Pour tout le monde.

LE BOHÉMIEN.

Même pour Gaultier d’Aulnay, surtout pour Gaultier d’Aulnay. Messeigneurs, la reine vous remercie et prie Dieu de vous avoir en sa garde ; défendez la porte de vos appartements, madame.

MARGUERITE.

Gardes, ne laissez entrer personne.

LE BOHÉMIEN.

À ce soir chez Orsini, Marguerite.

MARGUERITE, en sortant.

À ce soir.

(Le Bohémien passe au milieu des seigneurs qui s’écartent et le regardent avec terreur.)
SAVOISY.

Messeigneurs, concevez-vous quelque chose de pareil ? et cet homme n’est-il pas Satan ?

PIERREFONDS.

Qu’a-t-il donc pu dire à la reine ?

SAVOISY.

Monsieur de Marigny, vous qui étiez près de Marguerite, avez-vous entendu quelque chose de sa prédiction ?

MARIGNY.

Il se peut, messeigneurs, mais je ne me rappelle que celle qu’il m’a faite.

SAVOISY.

Eh bien ! croirez–vous désormais aux sorciers ?

MARIGNY.

Pourquoi plus qu’auparavant ? Il m’a annoncé ma disgrâce : je suis encore ministre. Il m’a annoncé ma mort ;… vrai Dieu ! messieurs, si l’un de vous est tenté de s’assurer que je suis bien vivant, il n’a qu’à le dire : j’ai au côté une épée qui se chargera en pareil cas de répondre pour son maître.

GAULTIER, se précipitant dans la salle.

Justice ! justice !

TOUS.

Gaultier !

GAULTIER.

C’était mon frère, messeigneurs, mon frère Phi-