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le caucase

Les bayadères sont un reste de la domination des khans. Elles étaient les danseuses de la cour.

Malheureusement, comme les Parsis, les bayadères sont réduites à trois, deux femmes et un petit garçon.

Une quatrième, fort belle, a quitté le pays à la suite d’un événement qui fit grand bruit à Schumaka. Elle s’appelait Sona.

Dans la nuit du 1er au 2 du mois de mars, des Lesguiens s’introduisirent pour voler chez la belle Sona. C’était une fille qui aimait fort son art, de sorte qu’à minuit, au lieu de dormir, l’infatigable danseuse répétait un pas, son pas favori, celui dans lequel elle avait son plus grand succès. Son répétiteur était un cousin à elle, nommé Nadjiff-Ismaël-Oglou. Les deux jeunes gens, si occupés qu’ils fussent de chorégraphie, entendirent un mouvement inusité dans la pièce voisine. Nadjiff, qui était fort brave, s’y précipita son kangiar à la main ; Sona entendit le bruit d’une lutte, un cri auquel il n’y avait pas à se tromper, c’était un de ces cris comme en pousse une âme quand elle sort du corps. Elle s’élança à son tour dans la chambre, trébucha sur le corps de Nadjiff, et tomba aux mains des quatre Lesguiens, dont un était grièvement blessé.

Ils la prirent, la dépouillèrent non-seulement de tout ce qu’elle possédait en bijoux et en meubles précieux, mais encore des vêtements qu’elle avait sur elle, ne lui laissant que sa chemise et son caleçon. Puis, garrottée et bâillonnée, ils la couchèrent sur son lit.

Le lendemain, la porte de la bayadère ne s’ouvrit pas.

Les voisins avaient bien entendu du bruit, des cris même, chez la belle Sona, mais les voisins d’une bayadère ne font pas grande attention à ces sortes de détails dans une maison où parfois on danse toute la nuit. Cependant, vers onze heures du matin, cette porte qui s’obstinait à rester fermée les inquiéta. Ils prévinrent la police ; la porte fut enfoncée. On trouva dans la première pièce Nadjiff poignardé de trois coups de kangiar, et dans la seconde, Sona garrottée et bâillonnée sur son lit.

Comme Nadjiff avait la main droite coupée, on avait immédiatement reconnu que le coup avait été fait par des Lesguiens. leur habitude étant, non pas de couper les têtes, comme les Tchetchens et les Tcherkesses, ce qui est quelquefois, presque toujours même, fort embarrassant, mais seulement les mains, qui se mettent plus facilement dans les poches.

Nous reviendrons sur cette habitude des Lesguiens et de presque toutes les peuplades du versant méridional du Caucase, ces peuplades, comme les Touschines, fussent-elles alliées des Russes, fussent-elles même chrétiennes.

Sona acheva de renseigner la police sur l’événement. On cria par la fenêtre : — Aux Lesguiens ! aux Lesguiens ! À l’instant même, la milice tatare fut sur pied. La milice tatare et les Lesguiens, c’est l’histoire de ce chien et de ce chat que je vous ai racontée, qui représentaient Turcs et Russes, et que dans ses loisirs un officier du Caucase avait dressés à s’entre-déchirer. Les Tatars sautèrent à cheval, prirent leurs fusils, leur schaskas, leurs kangiars, et se mirent, comme des limiers affamés, à la chasse de leurs ennemis mortels, qu’ils découvrirent dans une caverne de la montagne Dachkésan, à une verste de la ville.

Un d’eux, celui qui avait été grièvement blessé par Nadjiff, n’avait même pas pu gagner la caverne : c’était celui-là qui les avait mis sur la trace des autres. Les brigands se défendirent vigoureusement, firent une sortie, repoussèrent les assaillants ; mais vivement pressés par eux à leur tour, ils furent obligés de se réfugier dans une autre caverne, celle de Kise-Kala, située à trois verstes de la ville.

Là commença un siége en règle.

Il dura six heures ; dix ou douze miliciens furent tués ou blessés ; mais enfin les Lesguiens ayant épuisé leurs munitions, un combat à l’arme blanche suivit un dernier assaut, et les assassins furent pris.

Tous les objets furent retrouvés sur eux ou dans la première caverne.

Mais la célébrité que cet événement jeta sur la belle Sona nuisit à sa position. Elle avait dans la ville plusieurs répétiteurs ; chacun croyait seul lui donner des leçons. Son cousin, tué chez elle à cette heure avancée de la nuit, ne laissait aucun doute sur le partage d’une faveur qui avait coûté si cher au pauvre Nadjiff.

La belle Sona, perdue de réputation, fut forcée de s’exiler. Un beau matin, sa porte tarda de nouveau à s’ouvrir comme la première fois ; la police vint et la poussa devant elle. Cette fois, la maison était vide : nul ne sut ce que Sona était devenue.

Mais comme la troupe se composait de trois femmes, que le nombre trois est, surtout en matière de danse persane, cabalistique et sacré, on remplaça la belle Sona par un petit garçon que l’on habilla en fille. La troupe des bayadères se retrouva au complet, et, chose bizarre, cette transformation, au lieu de nuire à l’entreprise chorégraphique, la raviva et lui donna plus de piquant.

Ce sont de drôles de corps que les Tatars !

La soirée était pour huit heures. On nous fit promettre, chez M. Ochichinsky, qu’à quelque heure que cette soirée finît, nous reviendrions passer la nuit à la forteresse, où nous attendait un bal, non pas à la persane, mais à la française. Madame Ochichinsky, comme directrice honoraire d’un institut de jeunes filles, avait donné congé à tout son pensionnat en honneur de nous, et pour que mon souvenir se gravât encore mieux dans tous ces charmants petits cerveaux de quinze ans, leur donnait un bal le soir.

Vous voyez que l’on me rendait tous les honneurs que l’on fait aux grands personnages, même les congés aux pensionnats.

Nous arrivâmes chez Mahmoud-Beg. Il était propriétaire de la plus charmante maison persane que j’aie jamais vue de Derbent à Tiflis, et j’en ai vu quelques-unes, sans compter même, dans cette dernière ville, celle de M. Archakouni, le fermier des mopses, des veaux marins et des esturgeons de la Caspienne, lequel a déjà dépensé deux millions de roubles pour sa maison, qui n’est pas encore achevée.

Nous entrâmes dans un salon tout oriental, dont la plume serait impuissante à rendre l’ornementation sobre et riche à la fois. Tout le monde était couché sur des coussins de satin à fleurs d’or enfermés dans des chemises de tulle, ce qui donnait aux couleurs les plus vives une douceur et un flou infini ; au fond, tout le long d’une immense fenêtre de la plus