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le caucase

fine découpure, étaient assis nos trois danseuses et nos cinq musiciens.

On comprend que pour accompagner une danse si locale, il faut une musique particulière.

L’une des deux femmes était d’une beauté médiocre ; l’autre avait dû être extrêmement belle, mais il y avait déjà longtemps. Sa beauté était cette beauté opulente et plantureuse des fleurs d’automne ; elle me rappela beaucoup mademoiselle Georges à l’époque où je la connus, c’est-à-dire en 1826 ou 1827.

Elle pouvait même pousser plus loin la comparaison : elle avait été trouvée belle par un empereur ; seulement, sur ce point, la supériorité est à mademoiselle Georges, qui a été trouvée belle par deux empereurs et plusieurs rois.

Il est vrai que mademoiselle Georges a beaucoup voyagé, et que la belle Nyssa, au contraire, est toujours restée à Chumaky.

Chez l’une ce fut la montagne qui alla trouver les prophètes, chez l’autre ce fut le prophète qui vint trouver la montagne.

Nyssa était peinte comme toutes les femmes d’Orient : ses sourcils se touchaient comme une sombre et splendide arcade double sous laquelle étincelaient des yeux magnifiques. Un nez bien fait, et dans des proportions d’une extrême finesse, divisait son visage, et reposait, avec un parfait équilibre, sur une bouche petite, aux lèvres sensuelles, rouges comme du corail, et couvrant des dents petites et blanches comme des perles.

Une forêt de cheveux noirs, luxuriante sinon vierge, sortait avec furie de sa petite calotte de velours.

Des centaines de pièces de monnaie tatare, après avoir circulé comme un pactole autour du petit bonnet, retombaient en cascade le long de la chevelure, inondant les épaules et le sein de la moderne Danaé d’une véritable pluie d’or.

Sa veste était de velours rouge, brodée d’or, ses longs voiles de gaze, sa robe de satin blanc à palmes.

On ne voyait pas ses pieds.

La seconde bayadère, inférieure en beauté et en importance, était inférieure aussi en toilette.

Je fus prévenu à temps, de sorte que je ne remarquai point celle du petit garçon, ce que j’aurais bien pu faire sans cela, attendu qu’il avait l’air d’une fort jolie fille.

La musique donna le signal.

La musique se composait d’un tambour posé sur des pieds de fer, et qui ressemble à un œuf gigantesque coupé par la moitié ;

D’un tambour de basque assez semblable au nôtre :

D’une flûte ressemblant à la tibicine antique ;

D’une petite mandoline à cordes de cuivre dont on joue avec une plume ;

Enfin, d’une tchianouzy reposant sur un pied de fer, dont le manche tourne dans la main gauche du musicien, ce qui fait que ce sont ses cordes qui vont chercher l’archet, et non l’archet qui va chercher ses cordes.

Tout cela fait un bruit enragé, peu mélodieux, mais cependant assez original.

Ce fut le petit garçon qui se leva le premier, et qui, avec des castagnettes de cuivre aux mains, commença le ballet.

Il eut près des Tatars et des Persans, c’est-à-dire près de la majorité de l’assemblée, un fort grand succès.

Puis vint la seconde bayadère.

Puis vint Nyssa.

La danse orientale est la même partout. Je l’ai vue à Alger, à Constantine, à Tunis, à Tripoli, à Schumaka. C’est toujours un piétinement de pieds plus ou moins rapide, un mouvement de reins plus ou moins accentué, deux qualités qui, chez la belle Nyssa, me parurent portées à la perfection.

J’eus l’indiscrétion de demander la danse de l’abeille ; mais on me répondit que cette danse ne se dansait qu’en petit comité.

Je retirai ma proposition, qui, du reste, ne parut pas le moins du monde avoir choqué Nyssa.

Le ballet fut interrompu par le souper. Le plat le plus original était un pilaw au poulet et aux grenades, avec du sucre et de la graisse.

Le malheur de toutes les cuisines, excepté de la cuisine française, c’est d’avoir l’air d’une cuisine de hasard. La cuisine française seule est raisonnée, savante, chimique.

La cuisine a ses lois générales comme l’harmonie. Les peuples barbares seuls ne connaissent et ne pratiquent pas nos lois musicales.

La plus sauvage de toutes les musiques est, je crois, la musique kalmouke. Mais la plus terrible de toutes les cuisines est la cuisine russe, parce qu’avec les apparences d’une cuisine civilisée elle a le fond barbare.

Non-seulement elle ne prévient pas, mais elle dissimule, mais elle défigure.

On croit mordre dans de la chair, on mord dans du poisson ; on croit mordre dans du poisson, on mord dans du gruau ou dans de la crème.

Le savant Greeth a fait une grammaire pour la langue russe, qui jusqu’à Greeth s’était passée de grammaire.

Je voudrais qu’un gastronome de la force de Greeth fît un dictionnaire de cuisine russe.

Après le souper, où le vin de toutes les espèces fut prodigué, mais où le maître de la maison et quelques rigides observateurs de la loi de Mahomet ne burent que de l’eau, le ballet recommença.

Mais je dois le dire, il ne sortit pas des règles de la plus stricte convenance.

J’ai vu à Paris des bals de notaire plus mouvementés quand on sortait du souper et que sonnaient trois heures du matin, que ne l’était à Schumaka notre bal de bayadères.

Il est vrai qu’à Paris tout le monde boit du vin, même les houris.

Nous revînmes à minuit chez le commandant : nous trouvâmes le bal en train, mais languissant ; à part deux cavaliers imberbes, ces demoiselles dansaient entre elles.

Nous ramenions cinq ou six cavaliers, et entre autres un beau prince géorgien, frère du gouverneur absent.

Les Géorgiens sont non-seulement les plus beaux hommes de la terre, je crois, mais encore leur costume est ravissant.

Il se compose d’un bonnet pointu d’agneau noir, mais dont on fait rentrer la pointe en dedans : il a ainsi la forme du bonnet persan, mais c’est moitié plus bas :