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le caucase

D’une jupe venant aux genoux, avec de longues manches ouvertes et pendantes qui s’agrafent au poignet ;

D’un ou d’une bechmette, — si vous adoptez le féminin, ajoutez un e à la fin, — de satin brodé d’or, dont les manches pliées sortent des manches ouvertes de la jupe ;

D’un large pantalon de soie dont le bas entre dans une botte à la poulaine, avec des ornements de velours et d’or assortis au costume.

Notre prince géorgien avait la jupe grenat doublée de taffetas bleu clair ; la bechmette de satin blanc passementée d’or ; un pantalon de couleur indécise, entre la feuille morte et la gorge de pigeon.

Une ceinture à écailles d’or serrait sa taille ; un kangiar à fourreau d’argent niellé d’or et à poignée d’ivoire incrusté d’or pendait à cette ceinture.

Et avec cela, des cheveux, des sourcils et des yeux d’un noir de jais ; un teint de femme ; des dents d’émail.

Il nous recommanda son oncle et son cousin, habitant Noukha. Nous leur étions, au reste, déjà recommandés.

Son oncle était le colonel prince Tarkanoff, gouverneur de Noukha, la terreur des Lesguiens.

Son cousin était le prince Jean Tarkanoff. Bagration, on se le rappelle, nous avait déjà parlé de tous deux.

À trois heures du matin je me glissai du salon dans l’antichambre, et de l’antichambre dans la rue.

Une fois là, je me mis à courir, de peur d’être rattrapé, jusqu’à ma maison de couronne.

Il y avait longtemps qu’il ne m’était arrivé de rentrer d’un bal à trois heures du matin.

Quant à Schumaka, je présume que c’était la première fois qu’elle voyait un Européen si attardé.

CHAPITRE XXVII.

Chamyll, ses femmes, ses enfants.

On présume bien qu’en me sauvant si vite, je ne fuyais pas une maison où j’avais été si bien reçu et des hôtes à qui je garde une profonde reconnaissance ; mais en ma qualité de doyen de la société voyageante, je pensais au lendemain.

Le lendemain, ou plutôt le jour même, en partant de très-bonne heure, en surmenant les chevaux et en excitant par tous les moyens possibles les hiemchicks, on pouvait arriver à Noukha pendant la nuit.

L’homme propose, Dieu dispose.

À peine étais-je rentré, que l’on frappa à ma porte. Je me rappelai les Lesguiens de la belle Sona, pensant qu’il n’y avait qu’eux qui pussent avoir l’idée de me rendre visite à une pareille heure.

Je pris mon poignard, je jetai l’œil sur ma carabine, et j’attendis.

Point, c’était notre commandant ; il s’était aperçu de ma disparition et s’était mis à ma poursuite.

Il venait m’adjurer, au nom de sa femme et de sa sœur, de ne point partir le lendemain sans avoir déjeuné avec eux. J’objectai mon désir d’arriver à Noukha dans la même soirée ; mais il me répliqua par une victorieuse réponse : il voulait me faire déjeuner avec un officier qui avait été prisonnier des montagnards et qui pouvait me donner sur Chamyll, qu’il avait vu, des détails précis et incontestables.

Ceci rentrait dans les séductions auxquelles il est impossible de ne pas céder.

Puis après celle-là venait une autre ; Mahmou-Beg, à qui j’avais parlé de ma passion pour la chasse au faucon, avait prévenu tout bas notre gouverneur qu’il me prêtait pour le lendemain ses deux meilleurs fauconniers et ses deux meilleurs faucons. À vingt verstes de Schumaka, nous trouverions le canton le plus giboyeux en faisans et en lièvres de tout le district. Là nous nous arrêterions et chasserions deux heures.

Notre digne et excellent commandant ne savait quelle chose inventer pour nous garder un jour de plus.

Cependant un scrupule me retenait.

J’objectai à ce plan, qui me souriait fort, je l’avoue, la hâte que Moynet avait d’arriver à Tiflis ; mais le commandant me répondit que la chose était déjà arrangée avec Moynet.

Dès lors, je n’avais plus d’objections à faire. Il fut convenu que l’on déjeunerait à neuf heures, que l’on partirait à onze et que l’on chasserait d’une heure à trois.

Ce jour-là on se contenterait d’aller coucher à Tomenchaïa.

Le lendemain, à neuf heures du matin, nous étions chez notre commandant. Nous y trouvâmes notre officier russe ; c’était un homme de quarante à quarante-cinq ans, parlant parfaitement français.

Pris du côté de Kouba, il avait été emmené dans la montagne et conduit chez Chamyll. On avait d’abord demandé douze mille roubles pour sa rançon, puis enfin on en avait abaissé le prix jusqu’à sept mille.

La famille et les amis de l’officier avaient fait trois mille cinq cents roubles et le comte Woronzoff, alors gouverneur du Caucase, le reste.

Pendant les cinq mois qu’avait duré sa captivité, il avait vu Chamyll à peu près deux fois par semaine.

Voici ce qu’il nous en dit.

Chamyll peut avoir aujourd’hui de cinquante-six à cinquante-huit ans. Comme tous les musulmans, qui ne tiennent pas de registres de l’état civil et qui ne calculent leur âge qu’approximativement et à l’aide des grands événements de leur vie, Chamyll lui-même ignore son âge.

Il paraît quarante ans à peine.

C’est un homme d’une taille élevée, d’une physionomie douce, calme, imposante, et dont le caractère principal est la mélancolie. Cependant on comprend que les muscles de ce visage, en se roidissant, peuvent atteindre à l’expression de la plus vigoureuse énergie. Son teint est pâle et fait ressortir des sourcils bien marqués et des yeux d’un gris presque noir, qu’à la mode des Orientaux ou du lion qui repose, il tient à demi fermés ; sa barbe est rousse, lissée avec soin, et laisse entrevoir sous des lèvres vermeilles des dents bien rangées, petites, blanches et pointues, comme celles du chacal ; sa main, dont il semble avoir un grand soin, est petite et blanche ; sa marche lente et grave. Au premier aspect, on devine l’homme supérieur, on sent le chef fait pour commander.

Son costume ordinaire est une tcherkesse de drap lesguien verte ou blanche. Il porte sur sa tête un papack de poil de mouton blanc comme la neige. Sur ce papack est enroulé un turban de mousseline blanche dont le bout retombe par der-