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le caucase

Les deux combattants plièrent sur leurs jarrets de derrière, mais sans reculer d’un pas.

Puis d’eux-mêmes ils revinrent à leur première place, gardée par leurs maîtres, le bélier noir la tête haute, le bélier roux en secouant les oreilles.

Le cercle d’en bas, qui se formait des miliciens, de tous les serviteurs de la maison et des passants qui avaient voulu entrer pour assister au spectacle, commença de railler l’homme au bélier roux : ce secouement d’oreilles avait paru aux assistants de mauvais augure.

La cour, vue d’où nous étions, c’est-à-dire d’un point dominant, présentait un spectacle des plus pittoresques. Au nombre des passants qui étaient entrés se trouvait un chamelier avec trois chameaux ; les chameaux, se croyant arrivés sans doute au caravansérail, s’étaient couchés, allongeant leurs cous, et leur conducteur, monté sur la charge de l’un d’eux, s’était fait une des meilleures places pour ce spectacle gratis.

D’autres, qui passaient à cheval, étaient entrés avec leurs chevaux, et après avoir salué le prince, étaient restés en selle, et se penchaient sur le cou de leurs montures pour mieux voir.

Des femmes tatares, dans leurs grands voiles à carreaux, des femmes arméniennes, dans leurs longues draperies blanches, se tenaient debout, silencieuses comme des statues.

Une trentaine de miliciens, avec leurs costumes pittoresques, leurs armes éclatantes aux derniers rayons du jour, leurs poses naïvement artistiques, formaient un cordon au-devant duquel s’étaient glissés quelques enfants, et qu’entr’ouvrait çà et là une tête de femme plus curieuse que les autres.

Il pouvait y avoir en tout une centaine de spectateurs.

C’était, comme on le voit, plus qu’il n’en fallait pour encourager le vainqueur et huer le vaincu.

Quand je dis le vaincu, j’anticipe : le bélier roux était loin d’être vaincu. Il avait secoué les oreilles, voilà tout ; et il faut avouer que, si bélier que l’on soit, on secouerait les oreilles pour moins que cela.

Il était si peu vaincu que son maître avait toutes les peines du monde à le retenir : on eût dit qu’il comprenait que l’on commençait à douter de lui.

Un second choc eut lieu, plus retentissant que le premier. Le bélier roux plia sur ses jarrets, se releva et recula d’un pas.

Décidément il y avait supériorité de la part du bélier noir.

Au troisième choc cette supériorité se décida : le bélier roux secoua non-seulement les oreilles, mais la tête.

Alors le bélier noir s’élança sur lui avec une furie dont on n’a aucune idée, le frappant à la croupe, dans les flancs, au front, chaque fois qu’il se retournait, et à chaque coup de tête le culbutant.

Le pauvre vaincu, en perdant sa confiance, semblait avoir perdu son équilibre.

Il fuyait de tous les côtés, et parvint à faire une trouée dans le cercle, le bélier noir le suivit. Le parterre tout entier suivit le bélier noir avec des acclamations.

Alors, noyée dans les premières vagues de l’obscurité, toute cette foule ondula dans la cour, suivant le combat ou plutôt la déroute partout où elle l’entraînait. Enfin, le bélier roux se réfugia sous une voiture. Non-seulement il s’avouait vaincu, mais demandait grâce.

En ce moment on entendit dans la rue les premiers sons du tambour tatar et de la zourna géorgienne. Il se fit tout à coup un grand silence : chacun voulait s’assurer qu’il ne se trompait pas.

Puis quand on eut reconnu l’air, que l’on fut bien convaincu que la musique allait se rapprochant, chacun se précipita vers la porte de la rue, et en un instant la cour fut vide.

Mais elle fut bientôt plus pleine qu’auparavant. À la porte apparurent deux porteurs de torches. Ils précédaient quatre musiciens que suivaient deux autres porteurs de torches.

Après ceux-ci venaient trois danseurs.

Puis la foule, non-seulement la foule qui avait assisté au combat des deux béliers, mais celle qui s’était agglomérée à la suite des danseurs au fur et à mesure qu’ils avaient traversé la ville, s’approchant de la maison du prince.

Les danseurs vinrent droit au balcon et saluèrent le prince. La foule cria hourra et fit cercle ; les quatre porteurs de torches se placèrent de manière à éclairer de leur mieux le ballet.

Deux des danseurs portaient des espèces de massues courtes mais pesantes ; le troisième tenait un arc tendu presque en demi-cercle, et dont la corde était garnie d’anneaux de fer qui par leurs froissements accompagnaient les musiciens.

Deux des musiciens jouaient de la zourna, les deux autres d’une espèce de tambour.

Quand je dis : deux des musiciens jouaient de la zourna, je me trompe ; tous deux en jouaient, c’est vrai, mais en jouaient alternativement. Cette espèce de musette fatigue effroyablement le musicien qui souffle dedans ; il n’y a qu’une poitrine géorgienne qui ne se lasse jamais de souffler dans son instrument national.

Nous avions affaire à des poitrines tatares, et, quoique d’une certaine solidité, elles étaient forcées de se relayer.

Les premiers sons de la musique, les premiers pas de la danse furent tout à coup interrompus par une effroyable fusillade qui semblait venir d’une demi-verste à peine. Les danseurs restèrent la jambe en l’air, le souffle manqua aux joueurs de zourna, les tambourins s’arrêtèrent, les miliciens sortirent des rangs et coururent à leurs armes, les Essaouls sautèrent sur leurs chevaux tout sellés, les spectateurs du parterre comme ceux de la galerie se regardèrent en s’interrogeant des yeux.

— Ce n’est rien, mes enfants, ce n’est rien, cria le prince ; c’est Badridze qui s’amuse à faire faire l’exercice à feu à ses miliciens. Allons, les danses, allons.

— Ce sont les Lesguiens ? demandai-je au jeune prince.

— C’est probable, dit-il, mais Badridze est là ; il ne faut donc pas y faire attention.

Puis à son tour il cria quelques mots d’encouragement aux danseurs et aux musiciens.

Les musiciens se remirent à souffler dans leurs zournas et à battre sur leurs tambours, et les danseurs à danser.